mardi 4 mai 2021

Pourquoi parler de révolution ? - Une réponse à Susan George

 [article de 2002, archivé ici]

Pourquoi parler de révolution ?  - Une réponse à Susan George

Comment ne pas être impressionné par une militante comme Susan George qui a su pendant plus de vingt-cinq ans se battre pour que le Tiers monde soit libéré du fardeau de la dette, et pour d'innombrables autres causes importantes, souvent en l'absence d'un large écho parmi les citoyens.

Néanmoins, le besoin de construire un mouvement qui peut aller au-delà de la protestation pour gagner un nouveau monde nous oblige à regarder de près les stratégies (explicites et implicites) qu'elle présente, et les mesurer contre le besoin urgent de victoire définitive sur le profit. C'est pour cela que je veux exprimer certains désaccords avec Susan George sur la stratégie pour gagner.

Le Grand Soir ?

Le centre du travail de S. George a été d'insister sur le fait que la misère dans le monde n'est pas du tout une aberration du capitalisme, mais provient du fonctionnement normal du capitalisme. Face aux bataillons d'intellectuels qui défendent le capitalisme, c'est une bouffée d'air frais.

Mais sur la question de comment détruire le capitalisme, et avec quoi on peut le remplacer, elle reste extrêmement vague. Ceci est compréhensible. L'expérience de la gauche depuis un siècle - entre le PS qui s'est adapté chaque fois plus aux désirs du grand capital, et le PCF qui a défendu un système dans le bloc de l'Est qui ne laissait aucun pouvoir à la masse des gens - n'amène pas les militants à accorder leur confiance au projet révolutionnaire.

La position que S. George défend - qu'il faut se concentrer sur les luttes immédiates ou à moyen terme, et ne pas perdre son temps dans des conjectures sur "le Grand Soir" - est une attitude très répandue dans les mouvements de contestation aujourd'hui. Mais se demander quelles sont les limites des réformes et à quel point et comment on peut aller plus loin est essentiel. Si on veut que les gens s'engagent sur le long terme sous le slogan "un autre monde est possible", on se doit, tout en rassemblant des militants avec des idées très variées, d'expliquer quel monde est possible et comment y arriver.

La question de réforme ou révolution n'est pas une question, comme le suggère S. George, du besoin ou non d'avoir une vision "du Grand Soir" dans la tête, ni d'une opposition entre des gens disciplinés et obsédés et d'autres plus humains qui aiment "avoir du temps pour autre chose" dans la vie. Il s'agit d'une question hautement pratique. S'il faut, comme le dit S. George "renverser l'ordre du monde", est-ce qu'on pourra, oui ou non, laisser en place les institutions militaires, politiques, financières et policières actuelles ?

La position révolutionnaire est de répondre à cette question par la négative. Toute l'histoire de la contestation du capitalisme - de la révolution russe au soulèvement récent en Argentine, en passant par la guerre civile dans les années 1930 en Espagne ou les événements au Chili dans les années 1970, montrent que les institutions de l'Etat, et du capital international ne peuvent pas être repris et utilisés pour d'autres objectifs que le profit.

Ceci ne veut évidemment pas dire que les révolutionnaires ne se battent pas pour gagner des réformes. Au contraire, ils doivent tendre leurs efforts pour gagner des victoires partielles, être parmi les plus déterminés dans le combat, sans jamais cesser de mener une action et une propagande révolutionnaires. Il faut développer une stratégie - et une organisation - qui pose la question du renversement des classes dirigeantes.

Cette analyse ne sort pas des rêves de jeunes révolutionnaires idéalistes, mais d'une analyse de la nature des institutions du capitalisme. Il va falloir les renverser et les remplacer.

Quelles forces ?

Un autre élément de l'analyse marxiste propose une réponse à la question "Quelles sont les forces clés pour gagner, d'abord des réformes sérieuses et ensuite un renversement de l'ordre du monde ?" La réponse donnée par Susan George - et très courante au sein d'ATTAC comporte l'idée d'une large alliance comprenant les consommateurs, les militants associatifs, les écologistes, les intellectuels et les travailleurs organisés, entre autres.

Tout le monde a sa place - c'est sans doute vrai. Mais la structure du système que nous combattons ne donne pas le même pouvoir à chaque acteur. Les actions des consommateurs (boycotts…) des associations (pétitions, manifestations, lobbying) peuvent toutes être importantes à des moments dans les différents combats. Mais la dictature du profit peut-être infiniment mieux contrée par ceux qui produisent ce profit - les travailleurs.

Si pour l'instant en France les travailleurs du secteur public ne doivent travailler que 37,5 années avant la retraite, contre 40 dans le secteur privé, c'est parce que les grèves de 1995 ont fait tellement peur à la classe dirigeante qu'elle n'a pas osé se réattaquer à la question des retraites, même si cela ne saurait tarder.

L'expérience que raconte Susan George, dans l'entretien au sujet de l'OMC, montre assez clairement que, si les manifestations et les pressions politiques ont ouvert un magnifique espace de débats et permis la construction d'un mouvement comme ATTAC, les limites de la protestation et du lobbying sont bien réelles. La reconstruction du mouvement syndical et la mobilisation des travailleurs peuvent être longs à démarrer, mais c'est seulement par-là - au cœur du système de production de profit - que les grandes victoires peuvent être remportées.

Susan George admet facilement qu'il y a " très peu d'éléments progressistes " au sein des institutions internationales du capitalisme. Mais dans d'autres écrits elle suggère qu'il faut s'adresser en priorité aux " décideurs " du monde capitaliste. Dans son livre sur la dette (1988) elle propose une combinaison d'une politique éclairée de la part des Etats du Nord pour permettre le remboursement de la dette, liée à des investissements stratégiques et des accords commerciaux qui permettraient aux pays du Sud de se remettre sur le chemin du développement. Souvent on a l'impression qu'elle croit au pouvoir du bon sens, même au sein des institutions du grand capital.

C'est contradictoire, car parfois elle insiste sur le fait que seule la lutte paie ; mais ailleurs les victoires qu'elle préconise sont des victoires qui permettent aux " éléments progressistes ", au sein des institutions existantes, de prendre le dessus et de limiter, dans le cadre du capitalisme, les pires ravages du profit.

C'est pour cela que, parallèlement aux luttes pour arracher des concessions au système capitaliste, il faut préparer son renversement. Il est évident que la révolution n'est pas à l'ordre du jour à très court terme - pour l'instant le travail est d'éducation révolutionnaire. Mais nous ne pouvons pas nous permettre d'être naïfs. Le " gouvernement permanent " et ses relais seront prêts à tout pour conserver leur dictature.

John Mullen