[Article de 2004, archivé ici]
Introduction au dossier :
Pourquoi défendre Lénine ?
Dans un contexte politique marqué par des questions
qui semblent nouvelles - le terrorisme mondialisé, l’environnement, le
tout-sécuritaire…- quelle justification pouvons-nous trouver pour présenter un
long dossier sur Lénine, mort et embaumé depuis si longtemps, devenu une icône
touristique pour des Occidentaux à la recherche d’un changement de décor ou de
design ? Quant au léninisme, idéologie largement reconnue comme étant dépassée
et rigide, sujet de nostalgie seulement pour quelques vieillards en Russie ou
en Europe de l’Est, quelle importance peut-il avoir dans ce nouveau millénaire
?
Et pourtant, les questions que posait Lénine restent
les questions de notre époque. Quelle est la nature de l’impérialisme et d’où
vient-il ? Dans quel genre de parti les révolutionnaires devraient-ils
s’organiser ? Quel Etat peut être construit pour faciliter le passage à une
société socialiste ? Nous pensons que ses réponses à ces questions sont encore
essentielles aux anticapitalistes d’aujourd’hui, 80 ans après sa mort.
Diffamations
La diffamation et les mensonges au sujet de Lénine sont à la hauteur de l’enjeu
de la révolution russe et la menace qu’elle représente pour les puissants de ce
monde. L’histoire de Lénine se confond avec celle de la révolution russe, et
reste une référence clé - positive ou négative - pour toutes les forces
politiques de gauche. L’expérience du parti de Lénine ne peut pas être évitée.
Le passage de l’Etat dirigé par ce parti à l’Etat du Goulag stalinien est
utilisé par l’essentiel de la gauche gouvernementale - et leurs amis
intellectuels - pour renforcer leur thèse sur la nature indépassable du marché
capitaliste comme principe organisateur de la société. Cette idée continue à
démoraliser le mouvement ouvrier. « Personne ne croit plus au grand
soir révolutionnaire » comme l’explique Patrick Braouezec.
Lénine a écrit que « La foi dans la
révolution, c’est le début de la révolution », le fait qu’aujourd’hui
seule une infime minorité des travailleurs pensent qu’il est possible de
balayer les capitalistes et prendre le pouvoir est un obstacle très important à
la construction d’un mouvement anticapitaliste de masse. Si les
révolutionnaires ne savent pas expliquer, clairement et en détail, la
révolution russe et la contribution du parti de Lénine, comment peuvent-ils
espérer en convaincre d’autres de s’engager à vie dans le combat pour la prise
de pouvoir des travailleurs ?
Dans les journaux, on parle peu de Lénine. Le Nouvel
Observateur, qui consacre un numéro spécial de 100 pages à Karl Marx - le penseur
du troisième millénaire - réserve… un quart de page à Lénine pour l’accuser d’«
hygiène sociale… l’indispensable première étape du socialisme pour détruire les
« poux » : bourgeois, paysans, opposants… Pour Lénine, la fin - un bonheur
infini pour l’humanité - justifiait la terreur de masse. Il ouvrait ainsi la
voie à son successeur ». Le journaliste ne ressent pas le besoin
d’alourdir son quart de page avec la moindre citation de Lénine, ou la moindre
référence pour étayer ses accusations. C’est dire à quel point le rejet radical
de Lénine fait partie du consensus, à droite comme à gauche.
Dans la gauche radicale, l’expérience du léninisme
sert souvent de « preuve » qu’un parti discipliné et centralisé est dangereux.
C’est dans la volonté disciplinée de Lénine qu’on voit le « ver dans le
fruit » qui mènerait inévitablement aux massacres de masse, aux
procès-spectacles et au Goulag.
La droite va plus loin, voyant dans l’enthousiasme révolutionnaire une sorte de
folie de masse qui est au centre des massacres staliniens ou hitlériens. Il ne
nous resterait plus qu’à accepter le cadre raisonnable de la dictature du
profit et au mieux, chercher à l’améliorer très légèrement sans aucun espoir de
réelle avancée.
Qui défend Lénine ?
Si la diffamation de Lénine peut être considérée comme étant de bonne guerre
pour ceux qui ne veulent pas un renversement de l’ordre établi, il est plus
surprenant de voir que les révolutionnaires passent si peu de temps à défendre
le bilan et les idées de Lénine. Sans forcément rejeter ouvertement ses idées,
on accepte qu’il s’agisse d’idées « dépassées » ou comportant des
défauts graves.
Cette frilosité est en partie due au fait que la
« défense de Lénine » avait été occupée pendant de longues
décennies par une glorification quasi-religieuse de la part du parti communiste
stalinien. Une telle adoration est à l’opposée même des idées de Lénine.
Analysant la pensée de Karl Marx, Lénine écrivait :
« Du vivant des grands révolutionnaires, les classes
d'oppresseurs les récompensent par d'incessantes persécutions ; elles
accueillent leur doctrine par la fureur la plus sauvage, par la haine la plus
farouche, par les campagnes les plus forcenées de mensonges et de calomnies.
Après leur mort, on essaie d'en faire des icônes inoffensives, de les canoniser
pour ainsi dire, d'entourer leur nom d'une certaine auréole afin de ‘ consoler
’ les classes opprimées et de les mystifier ; ce faisant, on vide leur doctrine
révolutionnaire de son contenu, on l'avilit et on en émousse le tranchant
révolutionnaire. »
Mais sans doute, la confusion sur la nature précise de
la rupture entre Lénine et Staline y est-elle aussi pour quelque chose. Si
l’Etat voulu par Lénine est devenu l’Etat de Staline sans changer de nature,
alors le ver était peut-être déjà dans le fruit…
Ainsi les dirigeants de la LCR, tout en reconnaissant
l’apport de Lénine au mouvement pour le socialisme, ne se pressent pas pour le
défendre. Olivier Besancenot, lors d’une interview, explique :
« Nous avons une vision critique de Lénine. Pour nous,
l'erreur des bolcheviks, c'est d'avoir sous-estimé la question démocratique.
C'est pourquoi, dans mon bouquin, je parle d'auto-organisation, d'autogestion,
de grève générale et de démocratie. Tout cela est le fruit de discussions que
nous avons au sein de la Ligue. Le livre va provoquer de nouveaux débats
internes, et c'est tant mieux. Il n'y a pas de rôle guide du parti, ni de rôle
substitutif par rapport aux mouvements sociaux. Nous sommes évidemment pour le
pluralisme. Ce n'est pas le parti, mais la majorité de la population, qui doit
prendre le pouvoir, se l'approprier dans le respect des différences. »
Le problème ici n’est pas de critiquer Lénine- c’est
le droit de chacun- mais de suggérer que Lénine, c’est le substitutisme et le
manque de démocratie. Souvent la question de Lénine est évitée. « Je ne
veux pas m'agripper à chaque expérience pour défendre pied à pied tel ou tel
bilan » explique à nouveau Olivier dans Le Monde. Mais ne pas défendre
Lénine c’est, nous semble-t-il, laisser toute la place aux critiques et aux
diffamateurs. Et s’en tenir à des critiques vagues comme « ils ont
sous-estimé la démocratie» laisse la porte grande ouverte à toutes les
diffamations. Les critiques doivent être précises.
L’extrême gauche assure que le passage de la politique
de Lénine à celle de Staline n’avait rien d’inévitable. Mais dans une ambiance
hostile à la révolution, née de l’offensive anticommuniste très forte qui a suivi
l’effondrement des dictatures à l’Est, une telle défense hésitante ne pourra
pas convaincre les gens de rejoindre la lutte pour le renversement définitif du
capitalisme. L’histoire du mouvement ouvrier montre l’importance d’un projet de
société précis pour inspirer des militants.
Notre dossier voudrait, dans la mesure de nos moyens,
revisiter Lénine et ses œuvres avec l’objectif de défendre sa ligne politique
générale. Il ne s’agit pas, bien évidemment, de prétendre que Lénine n’a pas
commis d’erreurs - tout militant politique en fait d’innombrables. Il ne s’agit
pas non plus de présenter Lénine comme un héros, ou du moins, pas plus que les
millions de militants héroïques - et dans leur grande majorité inconnus - qui
ont consacré leur vie à la révolution russe et à la libération humaine. Il
s’agit seulement de défendre quelques grandes idées qui nous semblent
indispensables aujourd’hui, alors que l’anticapitalisme connaît un regain
d’influence.
L’apport principal de Lénine réside dans la
construction théorique et pratique du parti révolutionnaire. C’est une de ses
idées les plus controversées et objet du plus grand nombre d’incompréhensions
et de diffamations. Notre dossier contient deux articles sur cette question.
Murray Smith écrit sur Le parti de Lénine, et Paul d’Amato, un dirigeant de
l’International Socialist Organization aux Etats-Unis, écrit sur la naissance
du parti bolchevique, en 1903.
L’arrivée au pouvoir d’un parti basé sur la classe
ouvrière dans une société à grande majorité paysanne a donné lieu à des débats
importants sur la nature de la démocratie. On a accusé Lénine et son parti de détruire
la démocratie. Stéphane Lanchon examine le type de démocratie que défendait les
bolcheviques et essaie d’expliquer pourquoi il n’ y avait pas une alternative
de type parlementaire en 1917.
Les œuvres de Lénine furent presque toujours écrites avec un objectif politique
à court terme. Claude Meunier pose la question de savoir ce qu’on peut lire de
Lénine aujourd’hui. Par la suite, l’auteur de ces lignes explore un grand
nombre d’ouvrages sur Lénine et la révolution russe dans mon article Lire la Révolution
russe.
L’idée qu’il y avait une continuité forte entre la
politique de Lénine et celle de Staline est la clé des arguments contre la
révolution. Dans ce sens, l’analyse politique de la société stalinienne et de
la contre-révolution stalinienne est fondamentale. Notre revue vient de la
tradition théorique qui caractérise la bureaucratie stalinienne comme une
nouvelle classe dirigeante, et la société soviétique après le grand tournant de
1929 comme un nouveau type de capitalisme, le capitalisme d’Etat. Nous publions
dans notre dossier un chapitre du livre de Tony Cliff qui défend cette analyse,
posant en particulier la question : « Quelles sont les caractéristiques
communes, et quelles sont les différences, entre un Etat ouvrier, et un Etat
capitaliste d’Etat ». Cet article est plus théorique que les autres, mais il
mérite le temps consacré à sa lecture.
Il y a des aspects de la vie politique de Lénine qui
ne figurent pas dans notre dossier. Il faudrait revenir sur la question du
soulèvement de Cronstadt, et en général aux origines de la répression en Russie
pendant la guerre civile, pour ne prendre qu’un exemple. Également, son souci
permanent de ne pas tomber dans le « gauchisme » - prendre ses désirs pour des
réalités sans comprendre l’état d’esprit des travailleurs à une période donnée
- est particulièrement pertinent aujourd’hui. Nous espérons revenir sur ces
aspects bientôt.
Nous espérons que le dossier sera utile pour
contribuer à sauver les idées de Lénine à la fois de ses diffamateurs pro
capitalistes et de ses « adorateurs » staliniens, s’il en reste.
John Mullen (LCR Montreuil)
Cet article fut publié en juin 2004, dans le numéro 10
de la revue Socialisme International (deuxième série). Quelques
coquilles ont été corrigées par la suite.