Critique de livre
L’impérialisme
version URSS
L'Empire stalinien - l'URSS
et les pays de l'Est depuis 1945
Jean-François Soulet
Livre de Poche 2000 254 pages 7
Euros
[Article de 2002, archivé ici].
Le grand livre d’Éric Hobsbawm, L'âge des
extrêmes, met la Russie au centre de l'histoire du XXe siècle, puisqu'elle
incarne à la fois, avec la révolution de 1917, le plus grand espoir suscité
parmi les masses des travailleurs, et, avec le stalinisme, la plus grande
déception du siècle.
Onze ans après ce que l’on veut nous présenter
comme « la fin du communisme » (« la fin d'une illusion » pour l'historien
conservateur François Furet, voire la « fin de l'histoire » pour François
Fukuyama), la question de la nature du système de l’ex- bloc de l'Est reste
important. Le bilan de ces pays est utilisé - souvent avec une mauvaise foi
évidente - pour prétendre que toute alternative au capitalisme ne peut finir qu’en
dictature affreuse.
A l'intérieur de l'extrême gauche, un des
grands débats est de savoir si on peut parler d’impérialisme à propos de
l'expansion soviétique en Europe de l'Est et sa lutte pour l'influence en
Amérique du Sud, en Asie et en Afrique. Ce débat se déroule en parallèle avec
celui de la nature de classe de l’URSS stalinienne : Est-ce un État ouvrier,
une nouvelle forme de capitalisme ou un nouveau type de société de classe ? Le
livre de Soulet se limite à une description du bloc de l’Est, mais donne des
éléments qui vont dans le sens d’une description de l’URSS comme capitaliste,
et donc impérialiste.
Jean François Soulet, enseignant à
l'Université de Toulouse, et spécialiste de l'histoire contemporaine a déjà
publié une Histoire de la dissidence en 1982 et Une histoire comparée des Etats
communistes de 1945 à nos jours. Soulet confirme ce que d'autres ont souligné : la
société stalinienne n’est « à aucun moment figée ou immobile ». Il ne s'agit
pas, comme ont pu le prétendre certains, d'une société «mise au congélateur».
A l’opposé du marxisme
Il est rare de voir utiliser le terme «
empire » pour caractériser le bloc de pays attaché à l'URSS. Pourtant,
explique-t-il : « dès l'époque de Staline, l'URSS à elle seule, et à plus forte
raison l'URSS et les États Est-européens liés à elle au lendemain de la Seconde
Guerre mondiale, présentent tous les traits d'un empire : un vaste territoire,
une dynamique expansionniste, une diversité culturelle et ethnique, une
administration uniforme et centralisée, un chef sacralisé. »
Le terme « empire » a un autre avantage pour
les révolutionnaires, c’est de souligner la dynamique de l'expansion
stalinienne, et son mépris total pour ses vassaux. La politique soviétique est
à l’opposé de l’idée de l’auto-émancipation des travailleurs, il s'agit de
mettre la main sur les ressources et de fournir la main d'œuvre nécessaire à la
réalisation des projets des dirigeants russes. Au centre de ces projets, la
course aux armements traduit leur volonté de ne pas se laisser dépasser par les
USA et de conserver le statut de superpuissance.
Le livre traite de l'ensemble des
développements clés en URSS et dans l'Europe de l'Est depuis la révolution. La
période de Lénine et de Trotsky est couverte très rapidement, n’étant pour
l'auteur qu’un simple précurseur de la période stalinienne. En dépit du fait
que la révolution de 1917 a permis à toute une série de peuples de proclamer
leur indépendance de la Russie - Finlandais, Estoniens, Lituaniens, Ukrainiens,
Moldaves, Arméniens, Géorgiens, Azéris…
Ainsi, Soulet parle de « l’étonnante
continuité entre la période tsariste et la période communiste». Mais cette continuité
a été en fait brisée à deux reprises - par la révolution de 1917, puis par la
contre-révolution stalinienne.
Si nous ne pouvons être d'accord avec Soulet
sur la période révolutionnaire (il semble considérer Lénine et Trotsky comme
étant de mauvaise foi du début à la fin), il nous livre des enseignements tout
à fait intéressants sur la période qu'il traite en détail : de 1945 à 1991.
Même s'il évoque une « continuité », l'auteur
présente Staline comme celui qui a radicalement renforcé l'oppression des
minorités nationales au sein de l'URSS, par sa campagne brutale de
russification : interdiction des autres langues dans les écoles, répression de
toute force nationaliste organisée, déplacement forcé de peuples entiers, implantation
de millions de colons russes, faisant passer, par exemple, le pourcentage de
russes de 0,7% à 9% au Tadjikistan. Les manuels d'histoire sont réécrits, ils
louent l'âme russe et glorifient le travail des grands tsars. Ainsi « Diviser
pour mieux régner », le plus vieux slogan des classes dirigeantes, est bien
connu de la Nomenklatura régnante.
Russification sanglante
Ayant russifié de façon sanglante l'URSS,
Staline prend part en 1945 au partage cynique de l'Europe entre les puissances
victorieuses. L'intégration plus ou moins forcée des pays de l'Est dans le bloc
russe se fait à une vitesse vertigineuse. L’URSS utilise les mêmes tactiques
que les pays impérialistes occidentaux : répression de toute opposition, comme
le font notamment à la même époque les britanniques en Grèce. La fraude
électorale généralisée qui accompagne ces changements à l'Est (surtout à
Prague) est tolérée par les dirigeants occidentaux qui ferment les yeux. En
même temps, la légitimité réelle dont jouissent les partis communistes dans la
plupart des pays, du fait de leur rôle dans la lutte contre les nazis, facilite
la transformation.
Les économies des pays satellites sont
impitoyablement subordonnées aux projets de la classe dirigeante russe: « Si
dans l'histoire des empires, les métropoles furent toujours offertes en exemple
aux colonies, il n'est guère de cas où, comme dans l'empire stalinien, on ait
tenté à ce point un véritable ‘clonage’ » Les exigences soviétiques
étaient, au total, du même type que celles des pays capitalistes envers leurs
colonies : monopole de la métropole, exemption des juridictions locales, contrôle
des prix d'achat, exploitation des ressources « sans nul souci de l'épuisement
des gisements» L'URSS échange ses produits manufacturés contre les produits
primaires de l'Europe de l'Est « selon des prix souvent plus élevés que les
prix mondiaux ».
Au niveau économique, il s'agit d'une «
orientation exclusive vers l'industrie lourde», avec un renforcement draconien
de la discipline du travail, un rallongement des heures de travail, et une
pression brutale sur les travailleurs (stakhanovisme). Les travailleurs absents
du travail sans justification peuvent se voir infliger de longues peines
d'emprisonnement. En Tchécoslovaquie par exemple, Staline réussit « la
réorientation complète de l'économie vers la seule production de l'acier et des
munitions pour le bloc soviétique ».
Avec de telles priorités imposées, pas question
bien sûr de démocratie, même de type parlementaire : « Contrairement au début
de la période bolchevique, les congrès du PC […] et les comités centraux
deviennent, comme en URSS, de véritables chambres d'enregistrement. » Le Kominform,
créé en 1947, assure que tous les partis communistes de l'Est obéiront aux
dirigeants russes. Toutes les structures (syndicats, associations, églises)
indépendantes de l'Etat sont réprimées.
La société tout entière est traversée par la
peur - des purges incessantes, même à la tête des partis communistes,
maintiennent cette ambiance. Des campagnes antisémites à peine voilées
complètent la machine dans les années 1950. En
Europe de l'Est, les terres des grands propriétaires privés sont expropriées et
distribuées aux paysans pour être rapidement étatisées par la suite. La
création artistique est détruite par l'imposition du « réalisme socialiste ».
En même temps, tout comme en Europe
occidentale à la même époque, des éléments d'un État-providence sont mis en
place : des systèmes d'assurance maladie et de retraites, répondant au double
impératif de satisfaire une partie des aspirations populaires et de fournir une
main-d’œuvre en bonne santé pour la reconstruction.
Après Staline
Soulet retrace tous les changements dans le
système stalinien après la mort de Staline. Les stratégies différentes de
Khrouchtchev, Brejnev et Gorbatchev dans la guerre froide et les
contre-stratégies de Tito et d'autres sont bien décrites. Il analyse les
pressions sur le système à la fois de l'extérieur et de l'intérieur. Il permet
aussi de faire le lien entre les deux. Sous ces pressions, le système stalinien
trouvera de moins en moins de marge de manœuvre pour enfin exploser à la fin
des années 1980.
Si l'impérialisme de l'URSS a bien des choses
en commun avec l'impérialisme classique à l'occident, il possède également ses
spécificités. Il construit sa légitimité d'une façon originale, l'État
stalinien étant bâti sur les ruines d'un État révolutionnaire des travailleurs.
Et il peut compter sur une force organisée internationale - les partis
communistes - parfois pour des aides matérielles (espionnage) mais surtout pour
une aide politique de légitimation. Il invente aussi le culte de la
personnalité, ou plutôt dans un siècle de médias de masse, l’interprète d'une
manière nouvelle qui rappelle le culte du Roi soleil quelques siècles auparavant.
Les anniversaires de Staline, de Ceausescu ou de Tito sont célébrés en grande
pompe ; les écrivains et poètes se prostituent pour chanter les louanges du
grand chef (« notre étoile polaire » ; « héros parmi les héros », etc.)
Pressions externes
Les pressions militaires poussent les dirigeants
russes à mettre sur pied une industrie d’armement qui domine toute l’économie.
Sous Brejnev, on évalue les dépenses militaires de l'URSS à 15% du PNB (soit le
triple du pourcentage investi par les Etats Unis). Dans les années 1980, 7,6
millions de salariés travaillent pour le complexe militaro-industriel à l'Est,
dont 5,4 millions en Russie.
Le marché mondial exerce également une
pression sur les économies de l'Est. La Yougoslavie, la Roumanie et l'Allemagne
de l'Est en particulier, développent des échanges commerciaux avec l'Occident.
En 1963, un tiers du commerce extérieur de la Roumanie se fait avec des pays
occidentaux. Les échanges commerciaux accentuent les pressions pour égaler la
productivité du travail de l'occident. Le bloc de l'Est n'est pas isolé des
effets de la crise du capitalisme : « Surtout, la crise mondiale des années
1973-74 freinèrent nettement l'expansion et entraînèrent un endettement
extérieur croissant, ainsi qu'une chute de la productivité ».
Révoltes et résistances
Les pressions de l'intérieur sont de nature
politique, mais comme le dit Lénine, la politique est un concentré de
l'économique. La part du lion accaparée par la production militaire se fait au
détriment de la production des biens de consommation, ayant un effet direct sur
les conditions de vie des masses. Ainsi, des révoltes se produisent de façon
régulière. Dans les années cinquante, des émeutes éclatent dans les camps de
concentration et sont écrasées. En 1953 à Berlin-Est, une révolte ouvrière de
masse permet un relatif dégel politique et la libération de la moitié des
prisonniers dans les camps à travers tout l'empire.
C'est la menace d'une révolte plus large qui
pousse Khrouchtchev à réorienter une partie de l'économie pour s'occuper un peu
des besoins matériels des travailleurs. Des machines à laver, des
réfrigérateurs sont pour la première fois fabriqués pour la masse de gens, au
moins en Russie. En 1960 les salaires réels en Hongrie valent un tiers de plus
qu'avant la révolte de 1956.
Par la suite les révoltes en Pologne et en
Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968, puis à nouveau en Pologne dans les
années 1970 et surtout en 1981, ébranlent l’empire. Cependant, elles restent isolées
et sont matées. Seul le mur de Berlin - comble de l'ironie - empêche la fuite
de milliers de personnes du « paradis socialiste ».
Souvent, les révoltes commencent parmi les
intellectuels. Ils cherchent ou bien à défendre la culture nationale contre la
glorification absolue de la culture russe, comme en Tchécoslovaquie dès 1967
autour de Vaclav Havel ; ou bien ce sont des croyants qui veulent défendre le
droit de pratiquer leur religion. Les dirigeants répondent à la fois par la
répression et la réforme. Ainsi en Tchécoslovaquie, quelques mois avant
l'invasion russe, il est permis une pluralité de candidats lors des élections.
La dernière réponse du système en crise est
de jouer la carte d'un nationalisme féroce. En Yougoslavie, on peut s’apercevoir
des terribles résultats de la décision consciente, par des sections de la
bureaucratie régnante de se convertir en nationalistes serbes ou croates. En
Roumanie et en Albanie, le nationalisme exacerbé, avec le culte de la
personnalité dédié à Ceausescu et à Hoxha, a également permis au système de
survivre quelques années de plus avant l'effondrement général.
L'ouvrage de Soulet est utile car il montre
clairement les similitudes entre l'impérialisme des pays occidentaux et celui
de l'URSS. Néanmoins une approche plus explicative et analytique de ce sujet
est nécessaire.
John
Mullen
[Quelques coquilles corrigées après publication initiale]