vendredi 21 mai 2021

Nécrologie : Duncan Hallas (1925-2002)

 

Nécrologie
Duncan Hallas (1925-2002)

[Article de 2002, archivé ici]

C’est avec tristesse que nous avons appris la mort d’un révolutionnaire qui a construit pendant de longues décennies le courant Socialisme International. Duncan Hallas fit partie de la Quatrième Internationale en Angleterre à la fin des années quarante. Avec Tony Cliff, il défendit l’analyse selon laquelle l’URSS était devenue une nouvelle forme de capitalisme, le capitalisme bureaucratique d’État. Quand les tenants de cette théorie sont sortis de la Quatrième Internationale, il a participé à la fondation du Socialist Review Group en 1951, l’ancêtre du Socialist Workers Party britannique et de Socialisme International en France. Après une longue pause dans son militantisme, il a rejoint à nouveau les International Socialists à la fin des années soixante. Dès lors, il fit partie de la direction du groupe pendant près de trente ans.

Il a écrit de nombreux articles et brochures, et deux livres : Trotsky’s Marxism  (1979) et Le Comintern  (1985).

Duncan était un orateur hors pair, doté d’un style (et d’une voix) inoubliable. Il ne se lassait jamais de transmettre à une nouvelle génération les idées marxistes. « Une encyclopédie ambulante du marxisme », selon un de ses camarades. Il était également connu pour sa personnalité chaleureuse et généreuse.

Cette revue était déjà presque bouclée lorsque nous avons eu la nouvelle de la mort de Duncan. Nous comptons publier dans de futurs numéros de la revue des articles qu’il a écrit, et nous préparons pour publication une traduction française de son livre Le Marxisme de Trotsky .

John Mullen

Vous pouvez lire un des articles de Duncan Hallas -  L'histoire du socialisme aux Etats Unis sur notre site web au www.anticapitalisme.org
L’archive des écrits marxistes en ligne - www.marxists.org va bientôt ouvrir une section dédiée aux écrits de Duncan.[1]

On peut écouter, en anglais, un des discours de Hallas, sur le matérialisme historique. Ici : https://www.youtube.com/watch?v=ZugwXRGqUyI

[Quelques coquilles corrigées, et des notes rajoutées, après première publication]

jeudi 20 mai 2021

Tony Cliff (1917-2000), un trotskyste juif palestinien au Royaume de sa majesté

 

Tony Cliff, un trotskyste juif palestinien au Royaume de sa majesté

[article de 2011, archivé ici]

Tony Cliff, a Marxist for His Time
Ian Birchall
Bookmarks, Londres, octobre 2011
664 pages


Introduction

Il est peu habituel d’écrire de longues critiques de livres sur des ouvrages qui ne sont pas disponibles en français. Cependant, nous pensons que le rôle de Tony Cliff et du Socialist Workers Party britannique, l’organisation qu’il a fondée, dans le paysage de l’extrême gauche européenne, suffit pour rendre cet article utile pour nos lecteurs. Le NPA et le SWP collaborent au sein de la gauche anticapitaliste européenne et ont récemment fait des déclarations communes sur la crise financière. Le SWP G-B est presque la seule organisation de l’extrême gauche européenne d’une taille comparable à celle du NPA. Par ailleurs, des organisations du courant ou issues du courant de Tony Cliff constituent des acteurs essentiels de la gauche radicale dans des pays comme la Grèce, les États-Unis, l’Égypte et l’Australie.

Cliff est mort en 2000. Il était connu dans les milieux de l’extrême gauche particulièrement pour sa théorie du « Capitalisme d’État en URSS ». Selon cette théorie, la clique de Staline avait rétabli en URSS et en Europe de l’Est une nouvelle forme du capitalisme, et, malgré des différences importantes, les économies centralisées de Cuba et de la Chine n’étaient pas moins capitalistes.

L’autobiographie de Tony Cliff, écrite quelques mois seulement avant sa mort, est disponible en français sur internet depuis quelques années[1]. Elle est utile, vivante et fascinante, même si elle souffre d’un manque de modestie certain et, selon son biographe, Birchall, d’une difficulté à reconnaître la contribution d’autres militants à la construction de son parti.

Car c’est un de ses camarades de longue date, Ian Birchall, qui vient de livrer une biographie de Cliff de plus de 600 pages. Birchall est déjà l’auteur d’une série de livres marxistes, dont une étude sur Babeuf, une autre sur Sartre[2], et un livre sur l’histoire du réformisme. Ce nouvel ouvrage, publié en octobre 2011, retrace la vie politique de Cliff depuis son activité en Palestine dans les années 1930 jusqu’à sa mort en 2000. Jusqu’à la fin de sa vie, Cliff jouait encore un rôle central dans son parti. Birchall a interviewé plus de cent personnes, et recueilli plus de 70 témoignages écrits de gens qui connaissaient Cliff, et a également relu d’un œil critique la quasi-totalité de ses très nombreux écrits.

Si la biographie est largement positive, Birchall n’a pas voulu cacher les controverses ni les défauts de Cliff. Beaucoup des interviewés sont des militants qui ont quitté le SWP, parfois dans une ambiance très hostile.
Le but est de rendre vivant ce personnage haut en couleurs, voire improbable, et faire état de son évolution, ses écrits, et ses pratiques. Comme le souligne Birchall, toute l’énergie de Cliff durant les cinquante dernières années de sa vie était consacrée à la construction d’un parti révolutionnaire dans un pays dont il ne connaissait à peu près rien lors de son arrivée. Ses livres, ses conférences, ses interventions pratiques tendaient vers ce seul objectif, car il méprisait la reconnaissance académique et le « succès » au sein de l’establishment. C’est pour cela que l’héritage de Cliff, l’incarnation de ses mérites — et parfois de ses défauts — est son parti.

La présente critique est écrite par un militant révolutionnaire proche des idées de Cliff. Mais notre objectif est d’expliquer ses idées et ses pratiques, sa contribution à l’expérience de la gauche anticapitaliste.


Ses débuts

Cliff est né Ygael Gluckstein en 1917 dans une famille bourgeoise sioniste en Palestine, alors sous mandat britannique. Militant depuis l’âge de 14 ans, il rejoint le Mapai, le Parti des travailleurs du pays d’Israël — un parti qui défendait la mise en place d’un Etat juif, qui construisait des syndicats réservés aux seuls Juifs, et prônait l’organisation d’une immigration juive conséquente. Mais son antiracisme l’éloigne de plus en plus du sionisme, même de gauche. Dans un meeting public, il défend de la salle l’unité entre travailleurs juifs et arabes et le service d’ordre lui casse le doigt et l’expulse. Il devient et restera toute sa vie antisioniste et fervent défenseur des Palestiniens.

En 1933, il rejoint les cercles marxistes, et dès 1938 il est en contact avec les trotskystes américains. Mais pendant la deuxième guerre mondiale la communication est si difficile que son petit groupe reçoit les journaux trotskystes avec des mois de retard. Il prend vite l’habitude de développer ses perspectives politiques sans attendre la voix de l’autorité, en se basant sur les faits sur le terrain. Emprisonné puis vivant dans la clandestinité, il décide de quitter la Palestine pour la Grande-Bretagne, vit une période d’exil en Irlande, avant d’être finalement autorisé à s’établir en Angleterre, où il a passé les cinquante dernières années de sa vie (mais sans passeport).

Ses écrits

Fermement convaincu qu’une organisation révolutionnaire constitue l’élément indispensable dans les moments de grand combat social, l’ensemble de ses écrits auront comme leitmotiv la construction d’un tel parti. Pour Cliff, s’il y avait eu un parti révolutionnaire de taille en Allemagne dans les années 1930, pour proposer une autre voie quand le Parti communiste refusait de se battre contre Hitler, l’histoire aurait pu être transformée et Hitler vaincu bien avant son arrivée au pouvoir. Pour Cliff, les expériences de la France en 1968, du Chili en 1973, du Portugal en 1974, de l’Iran en 1979 sont autant de preuves supplémentaires que sans un parti révolutionnaire bien implanté, les crises sociales sont résolues à chaque fois selon les intérêts du grand capital.

Trois contributions fondamentales

Sa vingtaine de livres et plusieurs centaines d’articles répondront donc à chaque fois à un problème posé aux militants révolutionnaires. Arrivé en Europe en 1946, une fois que l’établissement de l’État d’Israël semblait inévitable, Cliff rejoint le petit mouvement trotskyste qui a survécu à la guerre. Il y trouve une tension entre une tendance, compréhensible, à suivre à la lettre les écrits de Trotski (mort en 1940), qui jouissait d’une autorité morale et intellectuelle énorme, et une tentative de s’impliquer dans les luttes quotidiennes des travailleurs, enclins à vouloir être récompensés pour les sacrifices de la guerre. Le mouvement trotskiste britannique de l’époque, bien que minuscule, contenait bon nombre de travailleurs formés politiquement et jouissant d’une influence certaine sur leur lieu de travail et dans leur syndicat.

C’était une période où l’un des dirigeants conservateurs anglais disait à propos des travailleurs « Si vous ne leur donnez pas des réformes, ils vous donneront une révolution. »

Trotski avait écrit vers la fin de sa vie, alors que la crise économique et la guerre semblaient sonner le glas du système, une série d’analyses ambitieuses sur l’avenir du capitalisme mondial. Deux de ses pronostics préoccupaient particulièrement Cliff.

Le capitalisme d’État en URSS


Tout d’abord, Trotski avait écrit que l’URSS était d’une nature extrêmement instable (une pyramide tenant sur sa pointe »). La fin de la guerre devait pour Trotski inévitablement résulter en une révolution antibureaucratique en URSS pour remettre au pouvoir la classe ouvrière dans le contexte d’une vague internationale de révolutions, ou bien dans une restauration capitaliste sans doute impulsée par une invasion occidentale. Son pronostic était erroné. Staline réussit en 1945-1950 non seulement à stabiliser son règne en URSS mais à étendre le régime et les structures d’économie étatisée aux pays d’Europe de l’Est.

Comme Cliff l’a souvent souligné au cours de ses polémiques, si un Etat ‘ouvrier’ pouvait voir le jour sans l’intervention consciente des travailleurs, comme cela fut le cas en Europe de l’Est et un peu plus tard en Chine, à Cuba et dans toute une série d’anciennes colonies ayant conquis leur indépendance dans des guerres de libération nationale, cela ouvrait la porte à toutes sortes de dérives théoriques mais surtout pratiques.

Cliff poussa cette idée à sa conclusion logique. Si les nouveaux Etats ‘communistes’ étaient à tous points identiques à celui existant en Union soviétique, où une révolution ouvrière a bien eu lieu en 1917, ne fallait-il pas remettre en cause la nature ‘ouvrière’ de l’URSS ‘communiste’ elle-même, et analyser le processus qui a conduit de la démocratie ouvrière de 1917 à la dictature personnelle et bureaucratique de Staline et du Parti communiste de l’URSS ? C’est ce cheminement qui a conduit Cliff à la théorie du capitalisme bureaucratique d’Etat.

Ce débat n’avait pas seulement un intérêt théorique. Il avait surtout des conséquences politiques et pratiques importantes, voire capitales. Ainsi, Cliff et ses co-penseurs se distinguaient nettement du reste de la gauche ‘marxiste’ dans le mouvement contre les armes nucléaires, qui connut un essor significatif au Royaume-Uni à la fin des années 1950. Alors que le Parti communiste peignait l’URSS de Staline et ses successeurs comme de grands défenseurs de la paix, certains groupes trotskistes ‘orthodoxes' décrivaient la bombe nucléaire soviétique comme une ‘bombe ouvrière’. C’était pour contrer de telles idées que Cliff avança le slogan « Ni Washington, ni Moscou, mais le Socialisme International ».

A la fin des années 1940, l’autorité morale de Trotski rendait difficile la remise en cause directe de ses théories au sein d’un mouvement trotskyste très faible et divisé. Mais Cliff voulait prendre le taureau par les cornes. Il avait initialement comme projet de démontrer que la Quatrième Internationale fondée par Trotski avait raison de caractériser l’URSS comme un État ouvrier ‘dégénéré’ (et pour certains de ses membres, les nouvelles ‘Démocraties populaires’ de l’Europe de l’Est comme des États ouvriers ‘déformés’). C’est à dire de montrer que malgré la dictature stalinienne, l’URSS conservait pour la classe ouvrière des acquis importants de la révolution de 1917, et que donc, contrairement à la situation en Occident, en URSS les travailleurs pouvaient arriver au pouvoir sans révolution sociale. Cependant, pendant ses recherches, il changea complètement d’avis. Le résultat fut son livre ‘La Nature de la Russie stalinienne’[3].

Dans le livre, qui contient une masse souvent indigeste de données factuelles et statistiques puisées à la source (Cliff avait l’avantage de savoir lire parfaitement le russe), Cliff donne tort à Trotski sur son analyse de la contre-révolution en Russie. Trotski avait utilisé à différents moments deux définitions différentes d’un « Etat ouvrier ». À certains endroits, il écrit que le contrôle direct exercé démocratiquement par les travailleurs était la condition indispensable. Ailleurs, il a considéré que la nationalisation de l’essentiel de l’économie suffisait pour faire un État ouvrier. Cliff va retenir la première définition et rejeter la seconde, persuadé que la nationalisation, à l’Est comme à l’Ouest, pouvait être simplement un outil du capital dans une nouvelle situation économique.

Cette théorie du capitalisme d’État va amener Cliff à rejeter toutes les illusions en Tito, le dirigeant yougoslave qui rompt avec Staline en 1948 et qui suscite des espoirs dans les milieux révolutionnaires d’un « retour » au pouvoir ouvrier en Yougoslavie. La théorie va également être à la base d’une séparation des chemins avec les autres trotskystes. Lors de la guerre de Corée en 1950, où une des armées fut soutenue par les États-Unis et l’autre par l’Union soviétique, la question de savoir si l’URSS était un État ouvrier qu’il fallait soutenir, ou un nouveau capitalisme, devient très concrète. Le petit groupe autour de Cliff ne pouvait plus rester dans la Quatrième Internationale.

Le rejet des illusions en la Russie soviétique était central pour Cliff. Le Parti communiste en Angleterre n’a jamais été un parti de masse comme en France, mais avait une large influence syndicale dans les années 1950 à 1975. A ceux qui parlaient du pouvoir des travailleurs en Russie, Cliff rétorquait « Alors, les bombes atomiques et les spoutniks – les travailleurs russes en contrôlent combien ? » Le centre de son argumentation est que c’est le contenu réel du système social russe, où il n’y avait pas un soupçon de pouvoir des travailleurs, qui est déterminant, et non la forme juridique de la propriété. Lorsque le Mur de Berlin fut construit en 1961, il ironisait face à ceux qui croyaient que l’Allemagne de l’Est était un « État ouvrier dégénéré », sur le fait que l’État des travailleurs devait construire un mur pour empêcher les travailleurs de s’enfuir. Cliff et ses camarades se sont réjouis de la chute du bloc soviétique. La voie était ouverte, pensait-il, pour une réaffirmation et une renaissance de la véritable tradition marxiste.

La théorie du capitalisme d’État n’était pas seulement une explication de la situation en Russie. Elle avait une application en Occident aussi. Elle insistait sur le fait que la nationalisation en soi n’avait rien de socialiste : cela dépendait de quelle nationalisation, sous le contrôle de qui, et pour quoi faire. Les salariés des nouvelles industries nationalisées en Angleterre de l’après-guerre (gaz, électricité, chemins de fer, éducation…) devraient mener la lutte des classes tout aussi fermement que les salariés du privé. Les différences étaient réelles mais secondaires, car ce n’est pas la forme juridique qui détermine le contenu de classe des rapports entre employeur et salarié.

Pourquoi le boom des trente glorieuses ?

Le deuxième pronostic de Trotski qui préoccupait Cliff dans les années 1950 était que les partis réformistes n’étaient plus capables de proposer aux travailleurs des réformes significatives, car le capitalisme vivait sa dernière crise et tout nouveau boom était exclu. Voyant que les enfants anglais des années 1950 portent des chaussures, Cliff se rend rapidement compte que l’économie britannique est en train de se remettre de la guerre, là où certains groupes trotskystes anglais vont pendant toute la durée des années cinquante et soixante jurer croix de bois croix de fer qu’il n’y a pas de boom.

Ce sont les trente glorieuses. Loin de l’impossibilité de réformes, les travailleurs anglais voient arriver les hôpitaux gratuits, des toilettes à l’intérieur des maisons, des logements sociaux construits par millions, les machines à laver dans les foyers, les vacances à la mer… : en fait l’augmentation la plus conséquente du niveau de vie des travailleurs de toute l’histoire du capitalisme.

Le défi pour les révolutionnaires était d’expliquer les raisons de ce nouveau boom, et d’identifier les contradictions dans la nouvelle époque du capitalisme. Une grande partie de la gauche a conclu du boom que les crises économiques ne reviendront plus, que le capitalisme avait résolu ses contradictions et donc que la gauche n’avait plus que des questions d’ordre moral à gérer, et que le lien avec le mouvement ouvrier organisé était secondaire.

Cliff participe au développement d’une théorie du rôle de l’industrie des armements dans le capitalisme moderne qui pourrait expliquer le long boom. C’est son camarade – et beau-frère — Michael Kidron qui développe l’essentiel de la théorie. Les dépenses en armements, depuis les années 1950, sont d’un niveau habituellement associé aux temps de guerre. Ces investissements massifs et qui n’ont pas à écouler leurs produits sur le marché des consommateurs, ralentissent la tendance de la baisse du taux de profit, et ainsi reportent la crise économique[4].

Mais Cliff ne se contenta pas de développer des analyses marxistes de la période. Il portait toujours la plus grande attention aux changements au sein de la classe ouvrière et dans les rapports de force entre les classes. À cette époque, les militants ouvriers (notamment les ‘shop stewards' ou délégués d’atelier élus par la base) pouvaient obtenir des victoires locales sur les salaires et les conditions du travail, et même modifier les rapports entre les chefs et les salariés, sans avoir besoin de s’appuyer ni sur un parti travailliste de plus en plus éloigné de leurs préoccupations ni sur la bureaucratie syndicale. Ce fut l’époque du « réformisme par en bas ».

Ces deux théories – du capitalisme d’État en URSS et de l’économie permanente des armements – posaient ensemble le constat que le boom ne pouvait pas durer éternellement et que, à l’Ouest comme à l’Est, de nouvelles crises économiques et politiques étaient inévitables, remettant à l’ordre du jour la possibilité pour les travailleurs organisés de confisquer le pouvoir aux capitalistes.

Quid des révolutions dans les pays pauvres ?

La troisième et dernière révision des théories de Trotski que proposait Cliff et ses camarades concernait les pays pauvres. La théorie de la « révolution permanente » de Trotski (sans doute mal nommée), lui a permis de défendre en 1917, contre l’orthodoxie marxiste, qu’une révolution socialiste pouvait avoir lieu en Russie malgré son économie arriérée au sein de laquelle la classe ouvrière représentait une petite minorité. D’ailleurs, disait-il, puisque les capitalistes dans les pays moins développés étaient toujours dépendants du capital étranger, ils ne seraient jamais des bourgeois révolutionnaires comme pouvaient l’être les bourgeois français de 1789.


Mais quid des révolutions dans les pays pauvres après 1917 ? En 1949 en Chine, en 1959 à Cuba, et dans toute une série de pays le régime colonial ou néocolonial a été renversé par un processus de libération nationale. Ces révolutions utilisaient le vocabulaire du communisme, mais sans aucune perspective d’un contrôle démocratique de l’économie par les travailleurs. Même le jour de l’insurrection, en Chine comme à Cuba, la participation des travailleurs organisés était plus que secondaire. Au niveau politique et économique, ces pays suivaient la méthode stalinienne. S’il y avait consensus à l’extrême gauche pour défendre ces pays contre les agressions impérialistes, certains les voyaient comme des modèles de société socialiste à suivre.

Ceux qui tenaient à la vision marxiste du monde avaient un problème — selon Trotski, la classe ouvrière était la seule force qui saurait prendre le pouvoir dans ces pays. Cliff en conclut qu’il fallait là aussi une révision des théories de Trotski. Dans les pays pauvres, où, comme l’avait expliqué Trotski, les capitalistes locaux ne pouvaient pas mener une révolution, et là où la classe ouvrière n’était pas suffisamment consciente et organisée pour le faire, il y avait bel et bien une troisième possibilité. L’intelligentsia, en s’appuyant pour prendre le pouvoir essentiellement sur les paysans, pouvait former la base d’une bureaucratie qui réorganiserait le pays sous une forme ‘capitaliste d’État’. Cette théorie, affublée de l’étiquette un peu étrange de « Théorie de la révolution permanente déviée en capitalisme d’État » fut publiée en 1963[5].
Cette question reste pleinement d’actualité. Les régimes et structures sociales issus de la décolonisation subissent toujours l’oppression de l’impérialisme et de ses institutions (FMI, Banque mondiale…). Analyser la nature de ces régimes est nécessaire pour obtenir une compréhension globale de l’évolution du capitalisme après la guerre froide. Surtout les immenses déceptions occasionnées par les sociétés mises en place après la décolonisation sont devenues un frein important à la prise de conscience révolutionnaire.


Construire une organisation de révolutionnaires


Pendant cinquante ans, Cliff se concentre sur la construction d’une organisation révolutionnaire en Grande-Bretagne. Pendant les années de boom, le progrès est très lent, mais à partir de 1968, et surtout pendant la grande vague de grèves au début des années 1970, il fut bien plus rapide. Les chiffres sur le nombre des membres des organisations anticapitalistes sont toujours controversés (faut-il compter les cartes ou les militants actifs ?) mais à sa mort, c’est une organisation de quelques milliers de militants que Cliff laisse en héritage.
Dans les années 1950 et 1960, après un passage dans le parti travailliste afin de recruter des jeunes, et sans illusion sur la possibilité de transformer ce parti, le groupe de Cliff, les International Socialists (IS) devient un groupe indépendant. Il recrute péniblement des travailleurs, un à un. Dans les années soixante, dans les universités en pleine expansion, de plus en plus d’étudiants sont recrutés. La campagne contre la guerre au Vietnam, et celle contre les armes nucléaires, une fois que Cliff avait compris leur importance, permet à IS de grandir et de devenir une organisation de quelques centaines de membres, avec une petite base syndicale. D’ailleurs, chez les centaines de milliers de militants qui s’organisaient à cette époque contre la course aux armements nucléaires, l’idée qu’il n’y avait pas à choisir entre les bombes atomiques de Washington et celles de Moscou passait facilement.

Birchall raconte comment Cliff réagissait à chaque lueur d’espoir révolutionnaire dans le monde. Lors de l’insurrection hongroise de 1956, il « restait debout toutes les nuits à écouter la radio ». Pendant ces années aussi, IS construisait lentement des liens avec les syndicalistes combatifs. Cliff s’impliquait partout, faisant des conférences sur le marxisme mais également « animant des stages pratiques pour des syndicalistes sur la lecture des comptes d’une entreprise ».

En 1968 il découvrait l’importance du rôle des étudiants. « Les étudiants ne sont pas enchaînés aux organisations traditionnelles… donc leur manque de racines peut servir d’huile pour les roues de la révolte » expliqua-t-il dans sa prose particulière. Mais il se moquait de ceux qui voyaient chez les étudiants une nouvelle avant-garde révolutionnaire.

La fin des trente glorieuses est accompagnée d’une grande vague de grèves de 1968 à 1974. Le niveau de solidarité syndicale à la base était exceptionnel – il y eut des exemples ou des ouvriers d’usine et des mineurs firent grève afin d’exiger une augmentation salariale pour les infirmières, qui ne pouvaient pas faire grève. À Saltley en 1972, des milliers d’ouvriers sortaient des usines de Birmingham pour fermer — par la force du nombre — une usine de transformation du charbon qui tentait de briser la grève des mineurs. IS était très actif, Cliff même hyperactif. Il sillonne le pays pour discuter avec des militants syndicaux et écrit en synthétisant leurs expériences un livre, Les délégués syndicaux et les accords de productivité, qui se vendait facilement dans les réunions des sections syndicales. Le livre donnera une certaine crédibilité à IS dans les milieux syndicaux combatifs.

Les International Socialists avec d’autres mirent en place un réseau de militants syndicaux, appelé Rank and File, avec des journaux par branche (enseignants, postiers, salariés de l’automobile etc.), l’objectif étant de collaborer avec des militants non-révolutionnaires pour pousser les syndicats vers une politique plus combative et contrer les trahisons de la bureaucratie.

En 1979, l’élection de Thatcher marqua une offensive réussie par la classe dirigeante de réduire massivement l’influence syndicale, et de commencer une très longue série de réformes ultra-libérales qui ont marqué profondément l’Angleterre. Avec quelques années de retard peut-être, mais bien avant d’autres dirigeants révolutionnaires, Cliff réalise que les luttes ouvrières sont en train de refluer, qu’il faut changer de méthodes. Un débat houleux traverse l’organisation à ce sujet. Finalement, les sections sur les lieux de travail sont dissoutes en faveur d’une structure géographique, les réseaux « Rank and File » sont mis en veille, et l’accent est porté sur le recrutement individuel et la formation politique.

Toujours très actif sur le front antiraciste ou dans des mouvements de solidarité avec les catholiques de l’Irlande du Nord ou les victimes de la répression au Chili, le SWP a animé à la fin des années 1970 une large campagne populaire contre le National Front, la Ligue anti-nazie, qui a mené à un affaiblissement durable des fascistes. La campagne évita les deux écueils de ce genre d’action : il ne fallait ni tomber dans une dénonciation purement morale et propagandiste qui n’empêche pas les fascistes d’agir, ni mener des actions ‘physiques’ ultra-minoritaires qui agresseraient les fascistes sans mobiliser de larges forces politiques et sociales.

Échecs

Mais il y avait des échecs aussi, comme les tentatives de regrouper la gauche révolutionnaire (en 1968 notamment). Quand, autour de la révolution portugaise de 1974-5, Cliff essaya de nouer des liens solides avec des révolutionnaires portugais, faisant traduire ses brochures en portugais et réussissant parfois à en faire vendre plusieurs milliers, les résultats ne duraient pas longtemps. Aujourd’hui il n’y a pas d’organisation sœur du SWP au Portugal.

 

Depuis toujours, Cliff était quasiment obsédé par le recrutement. Il demandait aux secrétaires de section constamment « Combien de contacts ? Combien de journaux vendus ? Combien de recrues ? » Il expliqua son avis sur la question dans un de ses derniers livres :

« Le parti communiste allemand en 1918 avait 4 000 membres. Même s’ils avaient tous été des génies, ils n’auraient pas pu faire gagner la révolution. Il faut un parti de grande taille, car pour pouvoir diriger il faut des militants dans toutes les usines... je déteste quand les gens pensent que le marxisme est une sorte d’exercice intellectuel – ‘ nous sommes ceux qui ont le mieux compris, nous sommes les plus malins’. Le marxisme, c’est l’action, et pour l’action, la taille est importante, la puissance est importante. Nous avons besoin d’un parti de masse ! »

Il exhorta les camarades sans relâche à vendre le journal, et les rédacteurs du journal à le rendre lisible par des militants ouvriers. Chaque lecteur devait être considéré comme un correspondant potentiel, chaque acheteur devait en devenir un vendeur. La centralité de la vente du journal sera un peu la marque de fabrique des organisations de la tradition de Cliff

. « Ce n’est pas facile », il avait l’habitude de dire. « Si tu vends un journal, c’est bien, si tu en vends deux c’est génial, et si tu en vends trois, on te file l’ordre de Lénine ! »

Pour Cliff la pire des erreurs était de croire le parti plus influent qu’il n’était en réalité. Dans le combat syndical, il insistait sur la participation des travailleurs, plus importante à ses yeux que des victoires en petit comité. Il ironisait sur le « socialisme résolutionnaire » du PC britannique et certains groupes entristes au Parti travailliste. « Evidemment on préfère être une minorité de 100 dans un meeting de 700 qu’une majorité de sept dans une réunion de dix personnes ». Il s’insurgeait contre toute conception du parti comme une élite éclairée. Le parti devait être composé de ceux « qui savent mieux écouter » la classe, et apprendre.

Il s’intéressait au moindre détail de la construction, et n’hésitait pas à dire aux organisateurs s’il trouvait que leurs réunions étaient trop longues ou trop ennuyeuses pour les travailleurs ordinaires[JCM1] . Inévitablement, il se trompait parfois, et son enthousiasme se portait alors sur un autre sujet, sans que l’organisation dans son ensemble ait forcément le temps de tirer toutes les leçons de l’échec.


Orateur

Cliff parlait sans notes sur des dizaines de sujets. A l’âge de 74 ans il donnait encore une réunion presque toutes les semaines. Sa manière de participer à la construction du parti était de sillonner le pays, donnant des réunions sur les questions - politiques historiques ou théoriques - du jour. Les autres membres du comité dirigeant furent encouragés à faire de même, même si aucun ne pouvait tenir le rythme de Cliff. Son style direct, humoristique et enflammé, attirait toujours un public nombreux, mais il était aussi bruyant et gesticulait autant quand il n’y avait que dix personnes dans la salle[6]. Même après cinquante ans en Angleterre, il ne maitrisait pas entièrement l’anglais et inventait joyeusement les mots ou les expressions qui lui semblaient utiles.

Oppressions


Toute organisation anticapitaliste doit être jugée à son attitude envers l’ensemble des combats contre l’exploitation et l’oppression, et l’histoire de XXe siècle est celle de la prise en compte graduelle des combats contre l’oppression, souvent sous la pression de mouvements de ceux et celles directement concernés. Si Cliff défendait la centralité de la lutte économique, il voulait une organisation qui agissait sur l’ensemble des phénomènes de la société capitaliste. Dès 1958, il faisait des réunions sur « La sexualité et le socialisme ».

Concernant l’oppression des femmes, Cliff et son organisation ont choisi une orientation différente que celle que connaissent des organisations telles que la LCR en France. Malgré un certain volontarisme concernant l’implication des camarades femmes dans l’organisation, il n’y aura jamais dans le SWP ni Assemblée Générale non-mixte, ni parité comme règle de fonctionnement. Quant à une publication séparée concernant les “questions femmes”, celle du SWP  a existé pendant seulement quelques années dans les années 1970 (celle de la LCR a fermé en 1998).

A cette époque un débat traversa le SWP, où les tenants de la théorie du patriarcat, se définissant comme « socialistes-féministes » s’opposèrent à ceux et celles qui voyaient l’oppression des femmes comme résultant du besoin du capitalisme de l’institution de la famille, et pas d’une capacité des “hommes en général” d’agir sur la société contre les femmes pour garder leurs  privilèges. Le débat souleva des questions telles que “L’oppression des femmes existait-elle avant la division de la société en classes ?” et “Les hommes de la classe ouvrière profitent-ils de l’oppression des femmes ?” Au terme du débat, le SWP a fait le choix de l’option “marxiste orthodoxe” sur cette question, et cela continue à être sa position aujourd’hui.

Cliff fut très actif dans ce débat. Il lança la polémique directement et simplement. « Quand vous êtes dans un bar, est-ce que vous entendez l’ouvrier dire ‘J’ai eu de supers nouvelles ! Ma femme est mal payée ! En plus, il n’y a pas assez de places en crèche alors elle travaille à temps partiel. Puis ma fille ne peut pas avorter parce qu’il n’y a plus de cliniques qui font des IVG. Je suis si heureux !’ Si les travailleurs hommes profitent de l’oppression des femmes, la révolution est impossible et on peut rentrer chez nous ! »

Il écrit un livre polémique mais intéressant et bien documenté sur le sujet, Lutte des classes et libération des femmes, (1984), qui retrace l’histoire des femmes et du féminisme sous le capitalisme. Il souligne le soutien enthousiaste de la majorité des suffragettes anglaises pour la première guerre mondiale, et chante les louanges d’une autre tradition, celles des femmes révolutionnaires, aidant à faire connaître des femmes bolchéviques comme Alexandra Kollontaï, ou en Angleterre Sylvia Pankhurst. Soucieux de la polémique au sein de son propre parti, sans doute force-t-il le trait. En tout cas, Birchall souligne que contrairement à ses précédents livres, celui-ci ne partait pas de l’expérience des camarades femmes concernées directement.

Pourtant, l’implication effective des femmes dans l’ensemble des activités du parti est toujours une priorité pour Cliff. Et si les livres des années 1970, adressés aux délégués syndicaux dans l’industrie, oubliaient souvent de parler des salariées femmes, Cliff comme l’essentiel de la gauche a beaucoup appris par la suite. Fait rarissime pour un révolutionnaire professionnel, Cliff a eu et a élevé quatre enfants alors que sa remarquable femme, camarade et collaboratrice depuis toujours, Chanie, travaillait à plein temps comme enseignante. Son expérience personnelle de s’occuper des jeunes enfants en tant que « mari au foyer » était rare à l’époque.


En ce qui concerne l’oppression des homosexuels, au cours des années 1970, les International Socialists comme d’autres, se rendent lentement compte, sous la pression de militants homos à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation, de l’importance de la question. En 1976 une défense des homos et des lesbiennes contre la discrimination est ajoutée par le congrès au programme minimum auquel doivent adhérer les militants. C’est Cliff lui-même, à 60 ans, qui va écrire pour le journal du parti en 1978 l’article « Pourquoi les socialistes doivent soutenir les homosexuels ». Voici sa conclusion :

« Nous sommes tous les enfants du capitalisme, alors nous avons tendance de concevoir l’avenir - y compris l’avenir du socialisme - d’une manière ordonnée et hiérarchique. Comme si la révolution socialiste allait être dirigée par un délégué syndical dans l’imprimerie, soutenu par son numéro deux, délégué syndical des métallos dans une grande usine automobile. Comme si tous les dirigeants de la révolution allaient être des délégués syndicaux, des hommes blancs de quarante ans. ‘S’il y a assez de place’, on a tendance à penser, ‘ on laissera participer les Noirs, les femmes et les homos, à condition qu’ils restent tranquilles au fond de la salle !’ Beaucoup de révolutionnaires ont encore du mal à croire que les homos vont faire partie de la révolution. …  Nous devrions au contraire nous attendre à ce que le premier dirigeant du conseil ouvrier de Londres soit une lesbienne noire qui a dix-neuf ans ! »

C’est un article qui en dit long sur Cliff, sur sa vision des transformations idéologiques profondes que doit apporter le renversement du capitalisme, et son approche polémique à un moment où dans son parti comme dans l’ensemble des organisations de gauche, le soutien actif pour les droits des homos était très minoritaire.

Polémiste


Cliff était un adepte de la polémique, dans la mesure où il était convaincu que des compromis vagues sur de questions de principe ou de stratégie ne pouvaient que nuire à l’efficacité de l’intervention des révolutionnaires (sur des questions tactiques il prônait plutôt une flexibilité permanente). Il aimait pouvoir résumer ses positions dans de courts aphorismes mémorables, qui tenaient beaucoup de l’humour juif traditionnel. Pour souligner l’importance de convaincre l’ensemble des camarades sur des questions de principe, plutôt que d’éviter la polémique, il disait « Il vaut mieux avoir du sang sur le tapis que des pellicules sur les épaules » A ceux qui croyaient pouvoir influencer la direction des grands partis de gauche de l’intérieur, il sortait « On ne fait pas avancer une brouette en sautant dedans ! » Et aux petits partis d’extrême gauche qui se dotaient d’un programme détaillé et peaufiné concernant toutes les étapes de la transition vers une société socialiste, il répliquait « Pour se battre, il vaut mieux avoir un gros bâton que le dessin d’une mitraillette ! »  Pendant des périodes de reflux de la lutte des classes, ou la résignation semblait l’emporter au sein du mouvement ouvrier, il ne répétait « Pas la peine de dire ‘si seulement il pleuvait’ ! Ce qu’on peut faire est creuser les canaux d’irrigation pour le jour où la pluie viendra. » La polémique se menait tambour battant mais sans agressivité personnelle aucune. « Il savait démolir tes arguments sans que tu le prennes mal », raconte un militant de longue date.

Cliff polémiquait peu publiquement avec d’autres courants révolutionnaires. Cependant, il y eut un débat avec Ernest Mandel de la Quatrième Internationale en 1970. A un autre moment il répondait à un militant de l’organisation française Lutte Ouvrière : « Je comprends votre position sur l’URSS, et je ne suis pas d’accord. Je ne comprends pas votre position sur les pays de l’Europe de l’Est, mais je suis d’accord. » En effet, à cette époque, Lutte Ouvrière, tout en défendant la théorie ‘orthodoxe’ de l’Etat ouvrier dans le cas de l’URSS, soulignait que les pays d’Europe de l’Est n’avaient rien de socialiste, mais ne proposait pas d’analyse alternative. En règle générale pourtant, la position de Cliff était que tant que nous n’avons pas de véritables partis révolutionnaires de masse dans quelques pays, il n’est pas intéressant de passer beaucoup de temps à débattre entre petits partis.


Des erreurs et des défauts


Les seuls révolutionnaires qui ne commettent pas d’erreurs sont ceux qui ne s’engagent pas dans l’action. Cependant, Birchall tente de caractériser les erreurs de Cliff de façon à aider le lecteur militant à tirer des leçons. Cliff avait les défauts de ses mérites. Il était le premier à voir du potentiel dans une situation difficile, et de défendre l’importance de l’audace et de l’initiative individuelle des camarades. « Dans un parti révolutionnaire, il n’y a pas de base », disait-il, car « chaque camarade doit diriger, doit prendre l’initiative ».  Mais l’impatience qui lui a permis d’avancer lui jouait parfois des tours. Exagérer le potentiel d’une situation peut mener à un volontarisme extrême. Il n’était pas toujours un bon juge de caractère – Birchall donne des exemples où Cliff, impatient, veut promouvoir de jeunes camarades à des responsabilités bien au-delà de leurs compétences.

Un aspect de l’influence de Cliff que Birchall, se concentrant sur l’Angleterre, ne traite pas, mais qui nous concerne indirectement en France, est son intervention dans les groupes de l’International Socialist Tendency (IST) dans différents pays à la fin des années 1990. Convaincu que les directions établies des organisations de l’IST à travers le monde étaient devenues trop conservatrices face au potentiel immense d’une nouvelle situation, Cliff, comme cela fut souvent le cas, a « tordu le bâton » dans l’autre sens. Il intervint personnellement pour encourager une série de scissions, afin, pensait-il, de permettre à une nouvelle génération de prendre son envol.  A cette époque, il décrivait la période comme « les années trente au ralenti », formulation vague mais qui suggérait d’immenses luttes pour le pouvoir dans quelques années.

Le résultat de ses interventions fut très largement négatif, voire désastreux. En Belgique, la tendance disparut complètement, et en France où elle était représentée par une organisation d’une centaine de membres, Socialisme International, elle fut presque mortellement touchée. Des organisations moins fragiles en Turquie et en Australie réussirent à se reconstruire seulement après avoir été exclues de droit ou de fait de la tendance internationale dirigée effectivement par le SWP. Aux Etats-Unis, l’International Socialist Organization (ISO) en fut exclue et le SWP a décidé de soutenir une petite scission, Left Turn, qui lui-même quitta la tendance en la dénonçant deux ans plus tard. L’ISO est restée l’organisation de la gauche révolutionnaire la plus importante et la plus dynamique aux Etats-Unis, sans avoir besoin du soutien du SWP. Il y avait de quoi nourrir les blogs des anti-trotskystes du monde entier, tellement l’épisode était pathétique. En Allemagne, la politique de Cliff a eu des effets positifs dans un premier temps, mais quand la nouvelle organisation a rencontré de graves problèmes elle fut effectivement sauvée grâce à l’intervention d’une partie de la direction historique qui avait été marginalisée. Comme parfois en Grande-Bretagne, où cependant son organisation avait une solide implantation et ne fut affectée qu’aux marges, son impatience et sa capacité de toujours imaginer de façon très vive la possibilité de progrès rapide n’ont pas – à une époque où Cliff était vieillissant – aidé à la construction de l’IST.

 

Ceux qui liront cette biographie verront que Cliff n’avait pas peur du stéréotype du militant qui ne pense qu’à la révolution. Il ne s’intéressait ni à la musique ni à la culture et était incapable de faire de la conversation sur tout et rien – même s’il était beaucoup plus tolérant envers ses camarades qu’envers lui-même. La seule exception à son obsession furent ses enfants, pour qui il était un père « grognon mais très aimant ».


Conclusions

Les biographies de militants trotskystes sont rares (les autobiographies plus courantes). Celles qui existent ont une forte tendance à idéaliser leur sujet. Le livre de Birchall est d’une grande qualité en ce qu’il n’évite pas de parler non seulement des erreurs d’analyse ou de tactique qu’a pu commettre Cliff, mais aussi de ses défauts. Mais l’auteur trouve dans Cliff un authentique dirigeant marxiste qui a réactualisé la théorie et la pratique révolutionnaire d’une manière très riche, et dont on peut beaucoup apprendre.


La gauche britannique se rappelle de Cliff comme étant le dirigeant trotskyste le plus mal habillé et coiffé de l’histoire, mais aussi comme dévoué corps et âme à la prise de pouvoir des travailleurs. Il était d’un dynamisme souriant et lourd. Le mot « inoubliable » est peut-être celui qu’on trouve le plus souvent dans la bouche de ceux qui parlent de Cliff. En même temps, il n’est pas difficile de trouver des militants pour dire que là où un Tony Cliff est un atout spectaculaire pour la construction d’un parti révolutionnaire, une organisation avec plusieurs Tony Cliff serait devenue vite ingérable !

C’est ce qui ressort de cette biographie fascinante qu’il faut espérer voir paraître en français. Laissons le dernier mot à Cliff : “On n’arrête pas de me demander pourquoi je souris tout le temps ! C’est parce que la classe ouvrière est un facteur permanent sous le capitalisme. Le capitalisme produit son propre fossoyeur”


John Mullen est militant du NPA à Montreuil. Il était rédacteur en chef de la revue Socialisme International de 2002 à 2008.

Remerciements à Colin Falconer
Une sélection des œuvres de Cliff en français est disponible ici http://www.marxists.org/francais/cliff/index.htm

 

[Quelques coquilles corrigées après publication initiale]



[1] http://www.marxists.org/francais/cliff/1998/umg/index.htm

[2] The Spectre of Babeuf, Palgrave Macmillan 1997; Sartre against Stalinism, Berghahn 2004 ; Bailing out the system : Reformist Socialism in Western Europe 1944-85, Bookmarks 1986.

[3] On peut lire des extraits ici : http://www.marxists.org/francais/cliff/1955/00/cliff_19550000.htm Publié en français chez EDI 1990 Le capitalisme d’Etat en URSS de Staline à Gorbatchev, avec une nouvelle introduction et un chapitre supplémentaire.

[4] On peut lire un des articles de 1957 en anglais ici :  http://www.marxists.org/archive/cliff/works/1957/05/permwar.htm

[5] Une traduction française est parue dans le numéro 11 de Socialisme International, en 2004, disponible en ligne au http://revuesocialisme.pagesperso-orange.fr/s11deviee.html

[6] Les camarades qui comprennent l’anglais peuvent écouter plusieurs de ses réunions sur http://www.resistancemp3.org.uk


 [JCM1]Add quote

mardi 18 mai 2021

Critique de livre : L’impérialisme version URSS

 

Critique de livre

Limpérialisme version URSS

L'Empire stalinien - l'URSS et les pays de l'Est depuis 1945
Jean-François Soulet
Livre de Poche 2000 254 pages 7 Euros

[Article de 2002, archivé ici].

Le grand livre d’Éric Hobsbawm, L'âge des extrêmes, met la Russie au centre de l'histoire du XXe siècle, puisqu'elle incarne à la fois, avec la révolution de 1917, le plus grand espoir suscité parmi les masses des travailleurs, et, avec le stalinisme, la plus grande déception du siècle.

Onze ans après ce que l’on veut nous présenter comme « la fin du communisme » (« la fin d'une illusion » pour l'historien conservateur François Furet, voire la « fin de l'histoire » pour François Fukuyama), la question de la nature du système de l’ex- bloc de l'Est reste important. Le bilan de ces pays est utilisé - souvent avec une mauvaise foi évidente - pour prétendre que toute alternative au capitalisme ne peut finir qu’en dictature affreuse.

A l'intérieur de l'extrême gauche, un des grands débats est de savoir si on peut parler d’impérialisme à propos de l'expansion soviétique en Europe de l'Est et sa lutte pour l'influence en Amérique du Sud, en Asie et en Afrique. Ce débat se déroule en parallèle avec celui de la nature de classe de l’URSS stalinienne : Est-ce un État ouvrier, une nouvelle forme de capitalisme ou un nouveau type de société de classe ? Le livre de Soulet se limite à une description du bloc de l’Est, mais donne des éléments qui vont dans le sens d’une description de l’URSS comme capitaliste, et donc impérialiste.

Jean François Soulet, enseignant à l'Université de Toulouse, et spécialiste de l'histoire contemporaine a déjà publié une Histoire de la dissidence en 1982 et Une histoire comparée des Etats communistes de 1945 à nos jours.  Soulet confirme ce que d'autres ont souligné : la société stalinienne n’est « à aucun moment figée ou immobile ». Il ne s'agit pas, comme ont pu le prétendre certains, d'une société «mise au congélateur».

A l’opposé du marxisme

Il est rare de voir utiliser le terme « empire » pour caractériser le bloc de pays attaché à l'URSS. Pourtant, explique-t-il : « dès l'époque de Staline, l'URSS à elle seule, et à plus forte raison l'URSS et les États Est-européens liés à elle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, présentent tous les traits d'un empire : un vaste territoire, une dynamique expansionniste, une diversité culturelle et ethnique, une administration uniforme et centralisée, un chef sacralisé. »
 

Le terme « empire » a un autre avantage pour les révolutionnaires,  c’est de souligner la dynamique de l'expansion stalinienne, et son mépris total pour ses vassaux. La politique soviétique est à l’opposé de l’idée de l’auto-émancipation des travailleurs, il s'agit de mettre la main sur les ressources et de fournir la main d'œuvre nécessaire à la réalisation des projets des dirigeants russes. Au centre de ces projets, la course aux armements traduit leur volonté de ne pas se laisser dépasser par les USA et de conserver le statut de superpuissance.

Le livre traite de l'ensemble des développements clés en URSS et dans l'Europe de l'Est depuis la révolution. La période de Lénine et de Trotsky est couverte très rapidement, n’étant pour l'auteur qu’un simple précurseur de la période stalinienne. En dépit du fait que la révolution de 1917 a permis à toute une série de peuples de proclamer leur indépendance de la Russie - Finlandais, Estoniens, Lituaniens, Ukrainiens, Moldaves, Arméniens, Géorgiens, Azéris…

Ainsi, Soulet parle de « l’étonnante continuité entre la période tsariste et la période communiste». Mais cette continuité a été en fait brisée à deux reprises - par la révolution de 1917, puis par la contre-révolution stalinienne.

Si nous ne pouvons être d'accord avec Soulet sur la période révolutionnaire (il semble considérer Lénine et Trotsky comme étant de mauvaise foi du début à la fin), il nous livre des enseignements tout à fait intéressants sur la période qu'il traite en détail : de 1945 à 1991.

Même s'il évoque une « continuité », l'auteur présente Staline comme celui qui a radicalement renforcé l'oppression des minorités nationales au sein de l'URSS, par sa campagne brutale de russification : interdiction des autres langues dans les écoles, répression de toute force nationaliste organisée, déplacement forcé de peuples entiers, implantation de millions de colons russes, faisant passer, par exemple, le pourcentage de russes de 0,7% à 9% au Tadjikistan. Les manuels d'histoire sont réécrits, ils louent l'âme russe et glorifient le travail des grands tsars. Ainsi « Diviser pour mieux régner », le plus vieux slogan des classes dirigeantes, est bien connu de la Nomenklatura régnante.

Russification sanglante
Ayant russifié de façon sanglante l'URSS, Staline prend part en 1945 au partage cynique de l'Europe entre les puissances victorieuses. L'intégration plus ou moins forcée des pays de l'Est dans le bloc russe se fait à une vitesse vertigineuse. L’URSS utilise les mêmes tactiques que les pays impérialistes occidentaux : répression de toute opposition, comme le font notamment à la même époque les britanniques en Grèce. La fraude électorale généralisée qui accompagne ces changements à l'Est (surtout à Prague) est tolérée par les dirigeants occidentaux qui ferment les yeux. En même temps, la légitimité réelle dont jouissent les partis communistes dans la plupart des pays, du fait de leur rôle dans la lutte contre les nazis, facilite la transformation.

Les économies des pays satellites sont impitoyablement subordonnées aux projets de la classe dirigeante russe: « Si dans l'histoire des empires, les métropoles furent toujours offertes en exemple aux colonies, il n'est guère de cas où, comme dans l'empire stalinien, on ait tenté à ce point un véritable ‘clonage’ » Les exigences soviétiques étaient, au total, du même type que celles des pays capitalistes envers leurs colonies : monopole de la métropole, exemption des juridictions locales, contrôle des prix d'achat, exploitation des ressources « sans nul souci de l'épuisement des gisements» L'URSS échange ses produits manufacturés contre les produits primaires de l'Europe de l'Est « selon des prix souvent plus élevés que les prix mondiaux ».

Au niveau économique, il s'agit d'une « orientation exclusive vers l'industrie lourde», avec un renforcement draconien de la discipline du travail, un rallongement des heures de travail, et une pression brutale sur les travailleurs (stakhanovisme). Les travailleurs absents du travail sans justification peuvent se voir infliger de longues peines d'emprisonnement. En Tchécoslovaquie par exemple, Staline réussit « la réorientation complète de l'économie vers la seule production de l'acier et des munitions pour le bloc soviétique ».


Avec de telles priorités imposées, pas question bien sûr de démocratie, même de type parlementaire : « Contrairement au début de la période bolchevique, les congrès du PC […] et les comités centraux deviennent, comme en URSS, de véritables chambres d'enregistrement. » Le Kominform, créé en 1947, assure que tous les partis communistes de l'Est obéiront aux dirigeants russes. Toutes les structures (syndicats, associations, églises) indépendantes de l'Etat sont réprimées.

La société tout entière est traversée par la peur - des purges incessantes, même à la tête des partis communistes, maintiennent cette ambiance. Des campagnes antisémites à peine voilées complètent la machine dans les années 1950. En Europe de l'Est, les terres des grands propriétaires privés sont expropriées et distribuées aux paysans pour être rapidement étatisées par la suite. La création artistique est détruite par l'imposition du « réalisme socialiste ».

En même temps, tout comme en Europe occidentale à la même époque, des éléments d'un État-providence sont mis en place : des systèmes d'assurance maladie et de retraites, répondant au double impératif de satisfaire une partie des aspirations populaires et de fournir une main-d’œuvre en bonne santé pour la reconstruction.

Après Staline

Soulet retrace tous les changements dans le système stalinien après la mort de Staline. Les stratégies différentes de Khrouchtchev, Brejnev et Gorbatchev dans la guerre froide et les contre-stratégies de Tito et d'autres sont bien décrites. Il analyse les pressions sur le système à la fois de l'extérieur et de l'intérieur. Il permet aussi de faire le lien entre les deux. Sous ces pressions, le système stalinien trouvera de moins en moins de marge de manœuvre pour enfin exploser à la fin des années 1980.

Si l'impérialisme de l'URSS a bien des choses en commun avec l'impérialisme classique à l'occident, il possède également ses spécificités. Il construit sa légitimité d'une façon originale, l'État stalinien étant bâti sur les ruines d'un État révolutionnaire des travailleurs. Et il peut compter sur une force organisée internationale - les partis communistes - parfois pour des aides matérielles (espionnage) mais surtout pour une aide politique de légitimation. Il invente aussi le culte de la personnalité, ou plutôt dans un siècle de médias de masse, l’interprète d'une manière nouvelle qui rappelle le culte du Roi soleil quelques siècles auparavant. Les anniversaires de Staline, de Ceausescu ou de Tito sont célébrés en grande pompe ; les écrivains et poètes se prostituent pour chanter les louanges du grand chef (« notre étoile polaire » ; « héros parmi les héros », etc.)

Pressions externes
Les pressions militaires poussent les dirigeants russes à mettre sur pied une industrie d’armement qui domine toute l’économie. Sous Brejnev, on évalue les dépenses militaires de l'URSS à 15% du PNB (soit le triple du pourcentage investi par les Etats Unis). Dans les années 1980, 7,6 millions de salariés travaillent pour le complexe militaro-industriel à l'Est, dont 5,4 millions en Russie.

Le marché mondial exerce également une pression sur les économies de l'Est. La Yougoslavie, la Roumanie et l'Allemagne de l'Est en particulier, développent des échanges commerciaux avec l'Occident. En 1963, un tiers du commerce extérieur de la Roumanie se fait avec des pays occidentaux. Les échanges commerciaux accentuent les pressions pour égaler la productivité du travail de l'occident. Le bloc de l'Est n'est pas isolé des effets de la crise du capitalisme : « Surtout, la crise mondiale des années 1973-74 freinèrent nettement l'expansion et entraînèrent un endettement extérieur croissant, ainsi qu'une chute de la productivité ».

Révoltes et résistances
Les pressions de l'intérieur sont de nature politique, mais comme le dit Lénine, la politique est un concentré de l'économique. La part du lion accaparée par la production militaire se fait au détriment de la production des biens de consommation, ayant un effet direct sur les conditions de vie des masses. Ainsi, des révoltes se produisent de façon régulière. Dans les années cinquante, des émeutes éclatent dans les camps de concentration et sont écrasées. En 1953 à Berlin-Est, une révolte ouvrière de masse permet un relatif dégel politique et la libération de la moitié des prisonniers dans les camps à travers tout l'empire.

C'est la menace d'une révolte plus large qui pousse Khrouchtchev à réorienter une partie de l'économie pour s'occuper un peu des besoins matériels des travailleurs. Des machines à laver, des réfrigérateurs sont pour la première fois fabriqués pour la masse de gens, au moins en Russie. En 1960 les salaires réels en Hongrie valent un tiers de plus qu'avant la révolte de 1956.

Par la suite les révoltes en Pologne et en Hongrie en 1956, en Tchécoslovaquie en 1968, puis à nouveau en Pologne dans les années 1970 et surtout en 1981, ébranlent l’empire. Cependant, elles restent isolées et sont matées. Seul le mur de Berlin - comble de l'ironie - empêche la fuite de milliers de personnes du « paradis socialiste ».

Souvent, les révoltes commencent parmi les intellectuels. Ils cherchent ou bien à défendre la culture nationale contre la glorification absolue de la culture russe, comme en Tchécoslovaquie dès 1967 autour de Vaclav Havel ; ou bien ce sont des croyants qui veulent défendre le droit de pratiquer leur religion. Les dirigeants répondent à la fois par la répression et la réforme. Ainsi en Tchécoslovaquie, quelques mois avant l'invasion russe, il est permis une pluralité de candidats lors des élections.

La dernière réponse du système en crise est de jouer la carte d'un nationalisme féroce. En Yougoslavie, on peut s’apercevoir des terribles résultats de la décision consciente, par des sections de la bureaucratie régnante de se convertir en nationalistes serbes ou croates. En Roumanie et en Albanie, le nationalisme exacerbé, avec le culte de la personnalité dédié à Ceausescu et à Hoxha, a également permis au système de survivre quelques années de plus avant l'effondrement général.

L'ouvrage de Soulet est utile car il montre clairement les similitudes entre l'impérialisme des pays occidentaux et celui de l'URSS. Néanmoins une approche plus explicative et analytique de ce sujet est nécessaire.

John Mullen

 

[Quelques coquilles corrigées après publication initiale]

lundi 17 mai 2021

La revue "Socialisme" change!

 

La revue « Socialisme » change !

[Article d’octobre 2002, archivé ici]

Nous avons expliqué dans le numéro 4 de la revue pourquoi les militants autour de la revue Socialisme ont demandé d’intégrer les rangs de la Ligue Communiste Révolutionnaire. En particulier, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de revanche sociale, la décision de la LCR de recruter largement autour de lui, et le travail que nous avons fait aux côtés des membres de la LCR dans le mouvement pour un autre mondialisation, ont guidé notre décision. Le processus d’intégration est en cours.

Cette intégration va dans le même sens que des alliances nouvelles dans d’autres pays, ou des organisations venant des deux traditions majeures du trotskysmes (la Quatrième internationale, et les Socialistes Internationaux) se retrouvent ensemble dans les mêmes organisations (En Ecosse et en Italie par exemple). L’organisation française « Socialisme par en bas », issue d’une scission de Socialisme International, notre ancêtre, demande également son intégration à la LCR.
Nous rejoignons la LCR pour la construire, et pour pousser dans le sens d’un parti révolutionnaire qui recrute largement tout en clarifiant les questions politiques même les plus ardues.

A nouvelle situation, nouvelle formule. Notre revue va donc changer. Nous continuerons à la produire tous les trois mois, mais le contenu et la diffusion ne seront plus les mêmes. C’est la presse de la LCR – Rouge, que nos militants vendront dans les manifestations et dans la rue. La revue trimestrielle sera restreinte à une diffusion militante de main à la main, dans les librairies, par abonnement, et sur notre site web www.revue-socialisme.org.

La revue traitera beaucoup moins d’analyses de l’actualité, et contiendra bien plus de critiques de livres, d’articles plus théoriques, et des textes théoriques du passé que nous rééditerons (comme le texte sur la nature de classe d’Israël dans ce numéro). Bien sûr notre intégration dans la LCR n’efface pas des différences de tradition théorique, et nous défendrons dans ces pages lorsque ça nous semble important les positions théoriques de la tendance Socialisme International.

Par la même occasion, dans l’intérêt de la transparence, nous avons décidé de reprendre le nom « historique » de « Socialisme International ». Comme courant politique indépendant, il a existé de 1985 à 1997 et, à notre avis, a su développer un certain nombre d’acquis théoriques et organisationnelles que nous revendiquons.

Nous voulons que la revue soit ouverte à la participation d’autres personnes – de la tradition de S.I. ou pas – qui ont comme souci de construire une force anticapitaliste et révolutionnaire. Nous invitons nos lecteurs (membres de la LCR ou non) qui voudraient participer à la revue à nous envoyer des courriers, des critiques de livres ou d’autres articles.

[Quelques coquilles corrigées après publication initiale]

dimanche 16 mai 2021

Critique de livre: Trotskysme La traversée du désert s’achève

 

Livres

Trotskysme

La traversée du désert s’achève

Les trotskismes de Daniel Bensaïd, collection Que sais-je, P.U.F., 2002

[Article de 2002, archivé ici]

Quand au premier tour des présidentielles, plus de dix pour cent des gens ont voté pour des trotskistes, il est surprenant de voir à quel point les journaux montrent une ignorance complète au sujet de ces courants, réduits au mieux à des bandes de doux rêveurs, au pire à des sectes de fanatiques. Le livre de Bensaïd, qui retrace de façon sobre et concise l'histoire du trotskisme depuis ses origines répond à un besoin réel.

Bensaïd n'est pas un observateur extérieur, mais un dirigeant de longue date de la LCR. Ceci lui permet d'expliquer les grandes étapes et les grands débats du point de vue de quelqu'un qui partage les objectifs du mouvement - une nouvelle société où le profit ne règne plus et où les travailleurs ont le pouvoir.

Pendant toute son histoire, le trotskisme est resté marginal au sein du mouvement ouvrier pour des raisons qui ne lui sont pas, au fond, imputables. C'est la destruction de la révolution russe par Staline, la domination massive des syndicats par le stalinisme et la social-démocratie qui ne permettaient guère aux trotskistes de gagner un soutien de masse. Dans les années d'après guerre, la guerre froide poussa l'essentiel de la gauche à choisir entre un soutien peu critique de l'URSS et de son impérialisme et un soutien de l'impérialisme américain. Il restait peu d'espace pour ceux qui s'opposaient aux deux.

Mais ils ont payé un prix lourd pour leur isolement et leur marginalité. S'ils ont voulu prendre à bras le corps les grands problèmes de stratégie du mouvement ouvrier, leur petite taille n'a souvent pas permis de tester ces stratégies à une échelle de masse, et bien des scissions et des abandons ont été produits par la frustration et la confusion résultantes.

Si Bensaïd donne le titre « les trotskismes » à son livre, c'est pour reconnaître que le mouvement n'a pas su garder une homogénéité, même relative, de théorie ni de pratique. Il a souvent préféré scissionner pour tester chacun de son côté ses positions plutôt que de rester uni mais paralysé par des divergences importantes. Des scissions sont survenues surtout face à des désaccords sur l'Union soviétique (un nouveau type de société capitaliste ? Ou un socialisme dégénéré mais progressiste en comparaison avec le capitalisme occidental ?) sur les meilleurs moyens de travailler avec de larges couches de la classe ouvrière (fallait-il dans certaines périodes rejoindre les partis de masse comme le PS pour être moins isolés?) et sur la question des agents du renversement du capitalisme (une armée guérilla ou paysanne pouvait-elle instaurer une société socialiste si la classe ouvrière dans un pays donné était trop petite ou trop conservatrice?)

Selon Bensaïd, la base du trotskisme lors de la contre-révolution stalinienne se caractérise par trois grands axes. D'abord la défense de la révolution internationale face à la perspective stalinienne de « socialisme dans un seul pays », donc aussi le refus de subordonner les intérêts des travailleurs aux besoins diplomatiques de l'Etat russe (ce que fera Staline de la façon la plus spectaculaire quand il signera un accord avec Hitler pour partager la Pologne).

Deuxièmement, entreprendre un travail de masse qui permet de mobiliser les travailleurs et les opprimés le plus largement possible, que ce soit contre le fascisme, ou pour des revendications partielles (salaires, conditions de travail…). En particulier, les trotskistes voulurent populariser des revendications radicales (des salaires indexés sur l'inflation, l'ouverture des comptes des entreprises …) qui devaient permettre à de grandes masses de travailleurs de remettre en cause le système capitaliste en commençant par le concret. Comme écrit Bensaïd « [une] problématique de ‘mots d'ordre transitoires’ dépasse les antinomies stériles entre un réformisme gradualiste qui croit pouvoir changer la société sans la révolutionner, et un fétichisme du grand soir qui réduit la révolution à son moment paroxystique au détriment du patient travail d'organisation et d'éducation ».

Cet axe distinguait les trotskistes des partis communistes qui oscillaient entre sectarisme (aucun travail commun avec d'autres forces à gauche, voire assimilation de toutes les autres forces au fascisme) et collaboration de classe (s'unir avec le patronat pour rendre l'économie française concurrentielle, comme lors de la "bataille pour la production" dans les années 1950, ou la campagne « Produisons français ! » dans les années 1980.

Troisièmement, les trotskistes devaient s'opposer à la conception stalinienne du parti monolithique. Ils ont défendu le besoin d'un débat politique permanent au sein du parti, pour permettre à l'organisation de profiter de toutes les expériences des membres. Toutes les organisations trotskistes n’ont pas suivi ce principe, mais dans l'ensemble les mouvements trotskistes ont en leur sein des débats bien plus riches que les autres organisations politiques ou que les milieux universitaires des sciences sociales.

Ces trois axes ne constituaient pas seulement des positionnements théoriques radicalement opposés aux partis communistes. Les trotskistes se sont employés à les mettre en pratique, même si souvent à une échelle anecdotique, au sein d'innombrables luttes contre différents aspects de la dictature du profit.

Bensaïd n'a pas peur de décrire les nombreuses erreurs qu'ont fait les mouvements trotskistes, y compris sa propre organisation, la LCR. Mais il minimise souvent la portée de ces erreurs. La triste réalité, c'est que certaines erreurs - comme les illusions dans le gouvernement sandiniste du Nicaragua, ou la foi dans la tactique de la guérilla - ont démoralisé des générations entières de jeunes militants révolutionnaires, rendant d'autant plus ardu le travail de la génération suivante.

Bensaïd conclut son livre avec les mots suivants « un certain trotskisme, ou un certain esprit des trotskismes, n'est pas dépassé. Son héritage sans mode d'emploi est sans doute insuffisant, mais non moins nécessaire pour défaire l'amalgame entre stalinisme et communisme, libérer les vivants du poids des morts, et tourner la page des désillusions. »

Je trouve que là, il est modeste pour le trotskisme. Les trotskistes sont ceux qui ont gardé vivante la flamme de la révolution contre le plus grand mensonge du vingtième siècle, qui voulait que la dictature soviétique représente le seul avenir d'une volonté de renverser le capitalisme. Maintenant que le stalinisme s'est effondré de lui-même, d'abord comme idéologie d'Etat, puis comme parti dominant des travailleurs les plus combatifs, l'espace potentiel pour les idées révolutionnaires, les idées de Trotsky, s'est démultipliée. La très longue traversée du désert des révolutionnaires en France (et ailleurs) est en train, lentement, de s'achever.

John Mullen

Les trotskismes de Daniel Bensaïd, collection Que sais-je, P.U.F., 2002
 
 

Point web

On trouve énormément des œuvres de Trotsky sur l'internet. Si vous connaissez peu Trotsky, commencer par Ma Vie, que vous trouverez en français au http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/mavie/mv00.htm


[Quelques coquilles corrigées après publication initiale]