Tony Cliff, un
trotskyste juif palestinien au Royaume de sa majesté
[article de
2011, archivé ici]
Tony Cliff, a Marxist for His Time
Ian Birchall
Bookmarks, Londres, octobre 2011
664 pages
Introduction
Il est peu
habituel d’écrire de longues critiques de livres sur des ouvrages qui ne sont
pas disponibles en français. Cependant, nous pensons que le rôle de Tony Cliff
et du Socialist Workers Party britannique, l’organisation qu’il a fondée, dans
le paysage de l’extrême gauche européenne, suffit pour rendre cet article utile
pour nos lecteurs. Le NPA et le SWP collaborent au sein de la gauche
anticapitaliste européenne et ont récemment fait des déclarations communes sur
la crise financière. Le SWP G-B est presque la seule organisation de l’extrême
gauche européenne d’une taille comparable à celle du NPA. Par ailleurs, des
organisations du courant ou issues du courant de Tony Cliff constituent des
acteurs essentiels de la gauche radicale dans des pays comme la Grèce, les États-Unis,
l’Égypte et l’Australie.
Cliff est mort en 2000. Il était connu dans les milieux de l’extrême gauche
particulièrement pour sa théorie du « Capitalisme d’État en URSS ».
Selon cette théorie, la clique de Staline avait rétabli en URSS et en Europe de
l’Est une nouvelle forme du capitalisme, et, malgré des différences
importantes, les économies centralisées de Cuba et de la Chine n’étaient pas moins
capitalistes.
L’autobiographie de Tony Cliff, écrite quelques mois seulement avant sa mort,
est disponible en français sur internet depuis quelques années.
Elle est utile, vivante et fascinante, même si elle souffre d’un manque de
modestie certain et, selon son biographe, Birchall, d’une difficulté à reconnaître
la contribution d’autres militants à la construction de son parti.
Car c’est un de ses camarades de longue date, Ian Birchall, qui vient de livrer
une biographie de Cliff de plus de 600 pages. Birchall est déjà l’auteur d’une
série de livres marxistes, dont une étude sur Babeuf, une autre sur Sartre,
et un livre sur l’histoire du réformisme. Ce nouvel ouvrage, publié en octobre
2011, retrace la vie politique de Cliff depuis son activité en Palestine dans
les années 1930 jusqu’à sa mort en 2000. Jusqu’à la fin de sa vie, Cliff jouait
encore un rôle central dans son parti. Birchall a interviewé plus de cent personnes,
et recueilli plus de 70 témoignages écrits de gens qui connaissaient Cliff, et
a également relu d’un œil critique la quasi-totalité de ses très nombreux
écrits.
Si la biographie est largement positive, Birchall n’a pas voulu cacher les
controverses ni les défauts de Cliff. Beaucoup des interviewés sont des militants
qui ont quitté le SWP, parfois dans une ambiance très hostile.
Le but est de rendre vivant ce personnage haut en couleurs, voire improbable,
et faire état de son évolution, ses écrits, et ses pratiques. Comme le souligne
Birchall, toute l’énergie de Cliff durant les cinquante dernières années de sa
vie était consacrée à la construction d’un parti révolutionnaire dans un pays
dont il ne connaissait à peu près rien lors de son arrivée. Ses livres, ses
conférences, ses interventions pratiques tendaient vers ce seul objectif, car
il méprisait la reconnaissance académique et le « succès » au sein de
l’establishment. C’est pour cela que l’héritage de Cliff, l’incarnation de ses
mérites — et parfois de ses défauts — est son parti.
La présente critique est écrite par un militant révolutionnaire proche des
idées de Cliff. Mais notre objectif est d’expliquer ses idées et ses pratiques,
sa contribution à l’expérience de la gauche anticapitaliste.
Ses débuts
Cliff est né Ygael Gluckstein en 1917 dans une famille bourgeoise sioniste en
Palestine, alors sous mandat britannique. Militant depuis l’âge de 14 ans, il
rejoint le Mapai, le Parti des travailleurs du pays d’Israël — un parti qui
défendait la mise en place d’un Etat juif, qui construisait des syndicats
réservés aux seuls Juifs, et prônait l’organisation d’une immigration juive
conséquente. Mais son antiracisme l’éloigne de plus en plus du sionisme, même
de gauche. Dans un meeting public, il défend de la salle l’unité entre
travailleurs juifs et arabes et le service d’ordre lui casse le doigt et
l’expulse. Il devient et restera toute sa vie antisioniste et fervent défenseur
des Palestiniens.
En 1933, il
rejoint les cercles marxistes, et dès 1938 il est en contact avec les trotskystes
américains. Mais pendant la deuxième guerre mondiale la communication est si difficile
que son petit groupe reçoit les journaux trotskystes avec des mois de retard.
Il prend vite l’habitude de développer ses perspectives politiques sans attendre
la voix de l’autorité, en se basant sur les faits sur le terrain. Emprisonné
puis vivant dans la clandestinité, il décide de quitter la Palestine pour la Grande-Bretagne, vit
une période d’exil en Irlande, avant d’être finalement autorisé à s’établir en
Angleterre, où il a passé les cinquante dernières années de sa vie (mais sans
passeport).
Ses écrits
Fermement convaincu qu’une organisation révolutionnaire constitue l’élément indispensable
dans les moments de grand combat social, l’ensemble de ses écrits auront comme leitmotiv
la construction d’un tel parti. Pour Cliff, s’il y avait eu un parti
révolutionnaire de taille en Allemagne dans les années 1930, pour proposer une
autre voie quand le Parti communiste refusait de se battre contre Hitler, l’histoire
aurait pu être transformée et Hitler vaincu bien avant son arrivée au pouvoir.
Pour Cliff, les expériences de la France en 1968, du Chili en 1973, du Portugal
en 1974, de l’Iran en 1979 sont autant de preuves supplémentaires que sans un
parti révolutionnaire bien implanté, les crises sociales sont résolues à chaque
fois selon les intérêts du grand capital.
Trois contributions fondamentales
Sa vingtaine de livres et plusieurs centaines
d’articles répondront donc à chaque fois à un problème posé aux militants
révolutionnaires. Arrivé en Europe en 1946, une fois que l’établissement de l’État
d’Israël semblait inévitable, Cliff rejoint le petit mouvement trotskyste qui a
survécu à la guerre. Il y trouve une tension entre une tendance,
compréhensible, à suivre à la lettre les écrits de Trotski (mort en 1940), qui jouissait
d’une autorité morale et intellectuelle énorme, et une tentative de s’impliquer
dans les luttes quotidiennes des travailleurs, enclins à vouloir être
récompensés pour les sacrifices de la guerre. Le mouvement trotskiste
britannique de l’époque, bien que minuscule, contenait bon nombre de
travailleurs formés politiquement et jouissant d’une influence certaine sur
leur lieu de travail et dans leur syndicat.
C’était une période où l’un des dirigeants
conservateurs anglais disait à propos des travailleurs « Si vous ne leur
donnez pas des réformes, ils vous donneront une révolution. »
Trotski avait écrit vers la fin de sa vie, alors que la crise économique et la
guerre semblaient sonner le glas du système, une série d’analyses ambitieuses sur
l’avenir du capitalisme mondial. Deux de ses pronostics préoccupaient
particulièrement Cliff.
Le capitalisme d’État en URSS
Tout d’abord, Trotski avait écrit que l’URSS était d’une nature extrêmement
instable (une pyramide tenant sur sa pointe »). La fin de la guerre devait
pour Trotski inévitablement résulter en une révolution antibureaucratique en
URSS pour remettre au pouvoir la classe ouvrière dans le contexte d’une vague internationale
de révolutions, ou bien dans une restauration capitaliste sans doute impulsée par
une invasion occidentale. Son pronostic était erroné. Staline réussit en
1945-1950 non seulement à stabiliser son règne en URSS mais à étendre le régime
et les structures d’économie étatisée aux pays d’Europe de l’Est.
Comme Cliff l’a souvent souligné au cours de ses
polémiques, si un Etat ‘ouvrier’ pouvait voir le jour sans l’intervention
consciente des travailleurs, comme cela fut le cas en Europe de l’Est et un peu
plus tard en Chine, à Cuba et dans toute une série d’anciennes colonies ayant
conquis leur indépendance dans des guerres de libération nationale, cela
ouvrait la porte à toutes sortes de dérives théoriques mais surtout pratiques.
Cliff poussa cette idée à sa conclusion logique. Si
les nouveaux Etats ‘communistes’ étaient à tous points identiques à celui existant
en Union soviétique, où une révolution ouvrière a bien eu lieu en 1917, ne
fallait-il pas remettre en cause la nature ‘ouvrière’ de l’URSS ‘communiste’
elle-même, et analyser le processus qui a conduit de la démocratie ouvrière de
1917 à la dictature personnelle et bureaucratique de Staline et du Parti
communiste de l’URSS ? C’est ce cheminement qui a conduit Cliff à la
théorie du capitalisme bureaucratique d’Etat.
Ce débat n’avait pas seulement un intérêt
théorique. Il avait surtout des conséquences politiques et pratiques
importantes, voire capitales. Ainsi, Cliff et ses co-penseurs se distinguaient
nettement du reste de la gauche ‘marxiste’ dans le mouvement contre les armes
nucléaires, qui connut un essor significatif au Royaume-Uni à la fin des années
1950. Alors que le Parti communiste peignait l’URSS de Staline et ses
successeurs comme de grands défenseurs de la paix, certains groupes trotskistes
‘orthodoxes' décrivaient la bombe nucléaire soviétique comme une ‘bombe
ouvrière’. C’était pour contrer de telles idées que Cliff avança le slogan
« Ni Washington, ni Moscou, mais le Socialisme International ».
A la fin des années 1940, l’autorité morale de Trotski
rendait difficile la remise en cause directe de ses théories au sein d’un
mouvement trotskyste très faible et divisé. Mais Cliff voulait prendre le
taureau par les cornes. Il avait initialement comme projet de démontrer que la
Quatrième Internationale fondée par Trotski avait raison de caractériser l’URSS
comme un État ouvrier ‘dégénéré’ (et pour certains de ses membres, les
nouvelles ‘Démocraties populaires’ de l’Europe de l’Est comme des États
ouvriers ‘déformés’). C’est à dire de montrer que malgré la dictature
stalinienne, l’URSS conservait pour la classe ouvrière des acquis importants de
la révolution de 1917, et que donc, contrairement à la situation en Occident,
en URSS les travailleurs pouvaient arriver au pouvoir sans révolution sociale. Cependant,
pendant ses recherches, il changea complètement d’avis. Le résultat fut son
livre ‘La Nature de la Russie stalinienne’.
Dans le livre, qui contient une masse souvent indigeste de données factuelles
et statistiques puisées à la source (Cliff avait l’avantage de savoir lire
parfaitement le russe), Cliff donne tort à Trotski sur son analyse de la
contre-révolution en Russie. Trotski avait utilisé à différents moments deux
définitions différentes d’un « Etat ouvrier ». À certains endroits,
il écrit que le contrôle direct exercé démocratiquement par les travailleurs
était la condition indispensable. Ailleurs, il a considéré que la
nationalisation de l’essentiel de l’économie suffisait pour faire un État
ouvrier. Cliff va retenir la première définition et rejeter la seconde, persuadé
que la nationalisation, à l’Est comme à l’Ouest, pouvait être simplement un
outil du capital dans une nouvelle situation économique.
Cette théorie du capitalisme d’État va amener Cliff
à rejeter toutes les illusions en Tito, le dirigeant yougoslave qui rompt avec
Staline en 1948 et qui suscite des espoirs dans les milieux révolutionnaires
d’un « retour » au pouvoir ouvrier en Yougoslavie. La théorie va
également être à la base d’une séparation des chemins avec les autres trotskystes.
Lors de la guerre de Corée en 1950, où une des armées fut soutenue par les États-Unis
et l’autre par l’Union soviétique, la question de savoir si l’URSS était un État
ouvrier qu’il fallait soutenir, ou un nouveau capitalisme, devient très concrète.
Le petit groupe autour de Cliff ne pouvait plus rester dans la Quatrième
Internationale.
Le rejet des illusions en la Russie soviétique était
central pour Cliff. Le Parti communiste en Angleterre n’a jamais été un parti
de masse comme en France, mais avait une large influence syndicale dans les
années 1950 à 1975. A
ceux qui parlaient du pouvoir des travailleurs en Russie, Cliff rétorquait
« Alors, les bombes atomiques et les spoutniks – les travailleurs russes
en contrôlent combien ? » Le centre de son argumentation est que
c’est le contenu réel du système social russe, où il n’y avait pas un soupçon
de pouvoir des travailleurs, qui est déterminant, et non la forme juridique de
la propriété. Lorsque le Mur de Berlin fut construit en 1961, il ironisait face
à ceux qui croyaient que l’Allemagne de l’Est était un « État ouvrier dégénéré »,
sur le fait que l’État des travailleurs devait construire un mur pour empêcher
les travailleurs de s’enfuir. Cliff et ses camarades se sont réjouis de la
chute du bloc soviétique. La voie était ouverte, pensait-il, pour une
réaffirmation et une renaissance de la véritable tradition marxiste.
La théorie du capitalisme d’État n’était pas
seulement une explication de la situation en Russie. Elle avait une application
en Occident aussi. Elle insistait sur le fait que la nationalisation en soi n’avait
rien de socialiste : cela dépendait de quelle nationalisation, sous le
contrôle de qui, et pour quoi faire. Les salariés des nouvelles industries
nationalisées en Angleterre de l’après-guerre (gaz, électricité, chemins de
fer, éducation…) devraient mener la lutte des classes tout aussi fermement que
les salariés du privé. Les différences étaient réelles mais secondaires, car ce
n’est pas la forme juridique qui détermine le contenu de classe des rapports
entre employeur et salarié.
Pourquoi le boom des trente glorieuses ?
Le deuxième pronostic de Trotski qui préoccupait
Cliff dans les années 1950 était que les partis réformistes n’étaient plus
capables de proposer aux travailleurs des réformes significatives, car le
capitalisme vivait sa dernière crise et tout nouveau boom était exclu. Voyant
que les enfants anglais des années 1950 portent des chaussures, Cliff se rend
rapidement compte que l’économie britannique est en train de se remettre de la
guerre, là où certains groupes trotskystes anglais vont pendant toute la durée
des années cinquante et soixante jurer croix de bois croix de fer qu’il n’y a
pas de boom.
Ce sont les trente glorieuses. Loin de l’impossibilité de réformes, les
travailleurs anglais voient arriver les hôpitaux gratuits, des toilettes à
l’intérieur des maisons, des logements sociaux construits par millions, les
machines à laver dans les foyers, les vacances à la mer… : en fait
l’augmentation la plus conséquente du niveau de vie des travailleurs de toute
l’histoire du capitalisme.
Le défi pour les révolutionnaires était d’expliquer les raisons de ce nouveau
boom, et d’identifier les contradictions dans la nouvelle époque du
capitalisme. Une grande partie de la gauche a conclu du boom que les crises
économiques ne reviendront plus, que le capitalisme avait résolu ses
contradictions et donc que la gauche n’avait plus que des questions d’ordre
moral à gérer, et que le lien avec le mouvement ouvrier organisé était secondaire.
Cliff participe au développement d’une théorie du
rôle de l’industrie des armements dans le capitalisme moderne qui pourrait
expliquer le long boom. C’est son camarade – et beau-frère — Michael Kidron qui
développe l’essentiel de la théorie. Les dépenses en armements, depuis les
années 1950, sont d’un niveau habituellement associé aux temps de guerre. Ces
investissements massifs et qui n’ont pas à écouler leurs produits sur le marché
des consommateurs, ralentissent la tendance de la baisse du taux de profit, et
ainsi reportent la crise économique.
Mais Cliff ne se contenta pas de développer des
analyses marxistes de la période. Il portait toujours la plus grande attention
aux changements au sein de la classe ouvrière et dans les rapports de force entre
les classes. À cette époque, les militants ouvriers (notamment les ‘shop
stewards' ou délégués d’atelier élus par la base) pouvaient obtenir des
victoires locales sur les salaires et les conditions du travail, et même
modifier les rapports entre les chefs et les salariés, sans avoir besoin de
s’appuyer ni sur un parti travailliste de plus en plus éloigné de leurs
préoccupations ni sur la bureaucratie syndicale. Ce fut l’époque du
« réformisme par en bas ».
Ces deux théories – du capitalisme d’État en URSS
et de l’économie permanente des armements – posaient ensemble le constat que le
boom ne pouvait pas durer éternellement et que, à l’Ouest comme à l’Est, de
nouvelles crises économiques et politiques étaient inévitables, remettant à
l’ordre du jour la possibilité pour les travailleurs organisés de confisquer le
pouvoir aux capitalistes.
Quid des révolutions dans les
pays pauvres ?
La troisième et dernière révision des théories de
Trotski que proposait Cliff et ses camarades concernait les pays pauvres. La
théorie de la « révolution permanente » de Trotski (sans doute mal
nommée), lui a permis de défendre en 1917, contre l’orthodoxie marxiste, qu’une
révolution socialiste pouvait avoir lieu en Russie malgré son économie arriérée
au sein de laquelle la classe ouvrière représentait une petite minorité.
D’ailleurs, disait-il, puisque les capitalistes dans les pays moins développés
étaient toujours dépendants du capital étranger, ils ne seraient jamais des
bourgeois révolutionnaires comme pouvaient l’être les bourgeois français de
1789.
Mais quid des révolutions dans les pays pauvres après 1917 ? En 1949 en
Chine, en 1959 à Cuba, et dans toute une série de pays le régime colonial ou
néocolonial a été renversé par un processus de libération nationale. Ces révolutions
utilisaient le vocabulaire du communisme, mais sans aucune perspective d’un
contrôle démocratique de l’économie par les travailleurs. Même le jour de
l’insurrection, en Chine comme à Cuba, la participation des travailleurs
organisés était plus que secondaire. Au niveau politique et économique, ces
pays suivaient la méthode stalinienne. S’il y avait consensus à l’extrême
gauche pour défendre ces pays contre les agressions impérialistes, certains les
voyaient comme des modèles de société socialiste à suivre.
Ceux qui tenaient à la vision marxiste du monde avaient un problème — selon
Trotski, la classe ouvrière était la seule force qui saurait prendre le pouvoir
dans ces pays. Cliff en conclut qu’il fallait là aussi une révision des théories
de Trotski. Dans les pays pauvres, où, comme l’avait expliqué Trotski, les
capitalistes locaux ne pouvaient pas mener une révolution, et là où la classe
ouvrière n’était pas suffisamment consciente et organisée pour le faire, il y
avait bel et bien une troisième possibilité. L’intelligentsia, en s’appuyant
pour prendre le pouvoir essentiellement sur les paysans, pouvait former la base
d’une bureaucratie qui réorganiserait le pays sous une forme ‘capitaliste d’État’.
Cette théorie, affublée de l’étiquette un peu étrange de « Théorie de la
révolution permanente déviée en capitalisme d’État » fut publiée en 1963.
Cette question reste pleinement d’actualité. Les régimes et structures sociales
issus de la décolonisation subissent toujours l’oppression de l’impérialisme et
de ses institutions (FMI, Banque mondiale…). Analyser la nature de ces régimes
est nécessaire pour obtenir une compréhension globale de l’évolution du
capitalisme après la guerre froide. Surtout les immenses déceptions
occasionnées par les sociétés mises en place après la décolonisation sont
devenues un frein important à la prise de conscience révolutionnaire.
Construire une organisation de révolutionnaires
Pendant cinquante ans, Cliff se concentre sur la construction d’une
organisation révolutionnaire en Grande-Bretagne. Pendant les années de boom, le
progrès est très lent, mais à partir de 1968, et surtout pendant la grande vague
de grèves au début des années 1970, il fut bien plus rapide. Les chiffres sur
le nombre des membres des organisations anticapitalistes sont toujours
controversés (faut-il compter les cartes ou les militants actifs ?) mais à
sa mort, c’est une organisation de quelques milliers de militants que Cliff
laisse en héritage.
Dans les années 1950 et 1960, après un passage dans le parti travailliste afin
de recruter des jeunes, et sans illusion sur la possibilité de transformer ce
parti, le groupe de Cliff, les International Socialists (IS) devient un groupe
indépendant. Il recrute péniblement des travailleurs, un à un. Dans les années soixante,
dans les universités en pleine expansion, de plus en plus d’étudiants sont recrutés.
La campagne contre la guerre au Vietnam, et celle contre les armes nucléaires, une
fois que Cliff avait compris leur importance, permet à IS de grandir et de
devenir une organisation de quelques centaines de membres, avec une petite base
syndicale. D’ailleurs, chez les centaines de milliers de militants qui
s’organisaient à cette époque contre la course aux armements nucléaires, l’idée
qu’il n’y avait pas à choisir entre les bombes atomiques de Washington et
celles de Moscou passait facilement.
Birchall raconte comment Cliff réagissait à chaque
lueur d’espoir révolutionnaire dans le monde. Lors de l’insurrection hongroise
de 1956, il « restait debout toutes les nuits à écouter la radio ». Pendant
ces années aussi, IS construisait lentement des liens avec les syndicalistes
combatifs. Cliff s’impliquait partout, faisant des conférences sur le marxisme
mais également « animant des stages pratiques pour des syndicalistes sur la
lecture des comptes d’une entreprise ».
En 1968 il découvrait l’importance du rôle des
étudiants. « Les étudiants ne sont pas enchaînés aux organisations
traditionnelles… donc leur manque de racines peut servir d’huile pour les roues
de la révolte » expliqua-t-il dans sa prose particulière. Mais il se
moquait de ceux qui voyaient chez les étudiants une nouvelle avant-garde
révolutionnaire.
La fin des trente glorieuses est accompagnée d’une
grande vague de grèves de 1968 à 1974. Le niveau de solidarité syndicale à la
base était exceptionnel – il y eut des exemples ou des ouvriers d’usine et des
mineurs firent grève afin d’exiger une augmentation salariale pour les
infirmières, qui ne pouvaient pas faire grève. À Saltley en 1972, des milliers
d’ouvriers sortaient des usines de Birmingham pour fermer — par la force du
nombre — une usine de transformation du charbon qui tentait de briser la grève
des mineurs. IS était très actif, Cliff même hyperactif. Il sillonne le pays
pour discuter avec des militants syndicaux et écrit en synthétisant leurs
expériences un livre, Les délégués
syndicaux et les accords de productivité, qui se vendait facilement dans
les réunions des sections syndicales. Le livre donnera une certaine crédibilité
à IS dans les milieux syndicaux combatifs.
Les International Socialists avec d’autres mirent
en place un réseau de militants syndicaux, appelé Rank and File, avec des journaux par branche (enseignants,
postiers, salariés de l’automobile etc.), l’objectif étant de collaborer avec
des militants non-révolutionnaires pour pousser les syndicats vers une
politique plus combative et contrer les trahisons de la bureaucratie.
En 1979, l’élection de Thatcher marqua une
offensive réussie par la classe dirigeante de réduire massivement l’influence syndicale,
et de commencer une très longue série de réformes ultra-libérales qui ont
marqué profondément l’Angleterre. Avec quelques années de retard peut-être,
mais bien avant d’autres dirigeants révolutionnaires, Cliff réalise que les
luttes ouvrières sont en train de refluer, qu’il faut changer de méthodes. Un
débat houleux traverse l’organisation à ce sujet. Finalement, les sections sur
les lieux de travail sont dissoutes en faveur d’une structure géographique, les
réseaux « Rank and File » sont mis en veille, et l’accent est porté
sur le recrutement individuel et la formation politique.
Toujours très actif sur le front antiraciste ou
dans des mouvements de solidarité avec les catholiques de l’Irlande du Nord ou
les victimes de la répression au Chili, le SWP a animé à la fin des années 1970
une large campagne populaire contre le National Front, la Ligue anti-nazie, qui
a mené à un affaiblissement durable des fascistes. La campagne évita les deux
écueils de ce genre d’action : il ne fallait ni tomber dans une
dénonciation purement morale et propagandiste qui n’empêche pas les fascistes
d’agir, ni mener des actions ‘physiques’ ultra-minoritaires qui agresseraient
les fascistes sans mobiliser de larges forces politiques et sociales.
Échecs
Mais il y avait des échecs aussi, comme les tentatives
de regrouper la gauche révolutionnaire (en 1968 notamment). Quand, autour de la
révolution portugaise de 1974-5, Cliff essaya de nouer des liens solides avec
des révolutionnaires portugais, faisant traduire ses brochures en portugais et
réussissant parfois à en faire vendre plusieurs milliers, les résultats ne
duraient pas longtemps. Aujourd’hui il n’y a pas d’organisation sœur du SWP au
Portugal.
Depuis toujours, Cliff était quasiment obsédé par
le recrutement. Il demandait aux secrétaires de section constamment « Combien
de contacts ? Combien de journaux vendus ? Combien de recrues ? »
Il expliqua son avis sur la question dans un de ses derniers livres :
« Le parti communiste allemand en 1918 avait 4 000 membres. Même s’ils
avaient tous été des génies, ils n’auraient pas pu faire gagner la révolution.
Il faut un parti de grande taille, car pour pouvoir diriger il faut des
militants dans toutes les usines... je déteste quand les gens pensent que le
marxisme est une sorte d’exercice intellectuel – ‘ nous sommes ceux qui ont le
mieux compris, nous sommes les plus malins’. Le marxisme, c’est l’action, et
pour l’action, la taille est importante, la puissance est importante. Nous
avons besoin d’un parti de masse ! »
Il exhorta les camarades sans relâche à vendre le
journal, et les rédacteurs du journal à le rendre lisible par des militants
ouvriers. Chaque lecteur devait être considéré comme un correspondant
potentiel, chaque acheteur devait en devenir un vendeur. La centralité de la
vente du journal sera un peu la marque de fabrique des organisations de la
tradition de Cliff
. « Ce n’est pas facile », il avait
l’habitude de dire. « Si tu vends un journal, c’est bien, si tu en vends
deux c’est génial, et si tu en vends trois, on te file l’ordre de
Lénine ! »
Pour Cliff la pire des erreurs était de croire le
parti plus influent qu’il n’était en réalité. Dans le combat syndical, il
insistait sur la participation des travailleurs, plus importante à ses yeux que
des victoires en petit comité. Il ironisait sur le « socialisme
résolutionnaire » du PC britannique et certains groupes entristes au Parti
travailliste. « Evidemment on préfère être une minorité de 100 dans un
meeting de 700 qu’une majorité de sept dans une réunion de dix personnes ».
Il s’insurgeait contre toute conception du parti comme une élite éclairée. Le
parti devait être composé de ceux « qui savent mieux écouter » la
classe, et apprendre.
Il s’intéressait au moindre détail de la
construction, et n’hésitait pas à dire aux organisateurs s’il trouvait que
leurs réunions étaient trop longues ou trop ennuyeuses pour les travailleurs ordinaires. Inévitablement, il se trompait
parfois, et son enthousiasme se portait alors sur un autre sujet, sans que
l’organisation dans son ensemble ait forcément le temps de tirer toutes les
leçons de l’échec.
Orateur
Cliff parlait sans notes sur des dizaines de sujets.
A l’âge de 74 ans il donnait encore une réunion presque toutes les semaines. Sa
manière de participer à la construction du parti était de sillonner le pays,
donnant des réunions sur les questions - politiques historiques ou théoriques -
du jour. Les autres membres du comité dirigeant furent encouragés à faire de
même, même si aucun ne pouvait tenir le rythme de Cliff. Son style direct,
humoristique et enflammé, attirait toujours un public nombreux, mais il était
aussi bruyant et gesticulait autant quand il n’y avait que dix personnes dans
la salle.
Même après cinquante ans en Angleterre, il ne maitrisait pas entièrement l’anglais
et inventait joyeusement les mots ou les expressions qui lui semblaient utiles.
Oppressions
Toute organisation anticapitaliste doit être jugée à son attitude envers
l’ensemble des combats contre l’exploitation et l’oppression, et l’histoire de
XXe siècle est celle de la prise en compte graduelle des combats contre
l’oppression, souvent sous la pression de mouvements de ceux et celles
directement concernés. Si Cliff défendait la centralité de la lutte économique,
il voulait une organisation qui agissait sur l’ensemble des phénomènes de la
société capitaliste. Dès 1958, il faisait des réunions sur « La sexualité
et le socialisme ».
Concernant l’oppression des femmes, Cliff et son
organisation ont choisi une orientation différente que celle que connaissent
des organisations telles que la
LCR en France. Malgré un certain volontarisme concernant
l’implication des camarades femmes dans l’organisation, il n’y aura jamais dans
le SWP ni Assemblée Générale non-mixte, ni parité comme règle de fonctionnement.
Quant à une publication séparée concernant les “questions femmes”, celle du SWP
a existé pendant seulement quelques
années dans les années 1970 (celle de la LCR a fermé en 1998).
A cette époque un débat traversa le SWP, où les tenants de la théorie du patriarcat,
se définissant comme « socialistes-féministes » s’opposèrent à ceux
et celles qui voyaient l’oppression des femmes comme résultant du besoin du
capitalisme de l’institution de la famille, et pas d’une capacité des “hommes
en général” d’agir sur la société contre les femmes pour garder leurs privilèges. Le débat souleva des questions
telles que “L’oppression des femmes existait-elle avant la division de la
société en classes ?” et “Les hommes de la classe ouvrière profitent-ils
de l’oppression des femmes ?” Au terme du débat, le SWP a fait le choix de l’option
“marxiste orthodoxe” sur cette question, et cela continue à être sa position aujourd’hui.
Cliff fut très actif dans ce débat. Il lança la polémique directement et
simplement. « Quand vous êtes dans un bar, est-ce que vous entendez
l’ouvrier dire ‘J’ai eu de supers nouvelles ! Ma femme est mal
payée ! En plus, il n’y a pas assez de places en crèche alors elle
travaille à temps partiel. Puis ma fille ne peut pas avorter parce qu’il n’y a
plus de cliniques qui font des IVG. Je suis si heureux !’ Si les
travailleurs hommes profitent de l’oppression des femmes, la révolution est
impossible et on peut rentrer chez nous ! »
Il écrit un livre polémique mais intéressant et bien
documenté sur le sujet, Lutte des classes
et libération des femmes, (1984), qui retrace l’histoire des femmes et du
féminisme sous le capitalisme. Il souligne le soutien enthousiaste de la
majorité des suffragettes anglaises pour la première guerre mondiale, et chante
les louanges d’une autre tradition, celles des femmes révolutionnaires, aidant
à faire connaître des femmes bolchéviques comme Alexandra Kollontaï, ou en
Angleterre Sylvia Pankhurst. Soucieux de la polémique au sein de son propre
parti, sans doute force-t-il le trait. En tout cas, Birchall souligne que
contrairement à ses précédents livres, celui-ci ne partait pas de l’expérience
des camarades femmes concernées directement.
Pourtant, l’implication effective des femmes dans l’ensemble des activités du
parti est toujours une priorité pour Cliff. Et si les livres des années 1970,
adressés aux délégués syndicaux dans l’industrie, oubliaient souvent de parler des
salariées femmes, Cliff comme l’essentiel de la gauche a beaucoup appris par la
suite. Fait rarissime pour un révolutionnaire professionnel, Cliff a eu et a
élevé quatre enfants alors que sa remarquable femme, camarade et collaboratrice
depuis toujours, Chanie, travaillait à plein temps comme enseignante. Son
expérience personnelle de s’occuper des jeunes enfants en tant que « mari
au foyer » était rare à l’époque.
En ce qui concerne l’oppression des homosexuels, au cours des années 1970, les
International Socialists comme d’autres, se rendent lentement compte, sous la
pression de militants homos à l’intérieur et à l’extérieur de l’organisation,
de l’importance de la question. En 1976 une défense des homos et des lesbiennes
contre la discrimination est ajoutée par le congrès au programme minimum auquel
doivent adhérer les militants. C’est Cliff lui-même, à 60 ans, qui va écrire
pour le journal du parti en 1978 l’article « Pourquoi les socialistes
doivent soutenir les homosexuels ». Voici sa conclusion :
« Nous sommes tous les enfants du capitalisme, alors nous avons tendance
de concevoir l’avenir - y compris l’avenir du socialisme - d’une manière
ordonnée et hiérarchique. Comme si la révolution socialiste allait être dirigée
par un délégué syndical dans l’imprimerie, soutenu par son numéro deux, délégué
syndical des métallos dans une grande usine automobile. Comme si tous les
dirigeants de la révolution allaient être des délégués syndicaux, des hommes
blancs de quarante ans. ‘S’il y a assez de place’, on a tendance à penser, ‘ on
laissera participer les Noirs, les femmes et les homos, à condition qu’ils
restent tranquilles au fond de la salle !’ Beaucoup de révolutionnaires ont
encore du mal à croire que les homos vont faire partie de la révolution. …
Nous devrions au contraire nous attendre à ce que le premier dirigeant du
conseil ouvrier de Londres soit une lesbienne noire qui a dix-neuf ans ! »
C’est un article qui en dit long sur Cliff, sur sa vision des transformations
idéologiques profondes que doit apporter le renversement du capitalisme, et son
approche polémique à un moment où dans son parti comme dans l’ensemble des
organisations de gauche, le soutien actif pour les droits des homos était très
minoritaire.
Polémiste
Cliff était un adepte de la polémique, dans la mesure où il était convaincu que
des compromis vagues sur de questions de principe ou de stratégie ne pouvaient
que nuire à l’efficacité de l’intervention des révolutionnaires (sur des
questions tactiques il prônait plutôt une flexibilité permanente). Il aimait
pouvoir résumer ses positions dans de courts aphorismes mémorables, qui
tenaient beaucoup de l’humour juif traditionnel. Pour souligner l’importance de
convaincre l’ensemble des camarades sur des questions de principe, plutôt que
d’éviter la polémique, il disait « Il vaut mieux avoir du sang sur le
tapis que des pellicules sur les épaules » A ceux qui croyaient pouvoir
influencer la direction des grands partis de gauche de l’intérieur, il sortait « On
ne fait pas avancer une brouette en sautant dedans ! » Et aux petits
partis d’extrême gauche qui se dotaient d’un programme détaillé et peaufiné concernant
toutes les étapes de la transition vers une société socialiste, il répliquait « Pour
se battre, il vaut mieux avoir un gros bâton que le dessin d’une mitraillette ! »
Pendant des périodes de reflux de la
lutte des classes, ou la résignation semblait l’emporter au sein du mouvement
ouvrier, il ne répétait « Pas la peine de dire ‘si seulement il pleuvait’ ! Ce
qu’on peut faire est creuser les canaux d’irrigation pour le jour où la pluie
viendra. » La polémique se menait tambour battant mais sans agressivité
personnelle aucune. « Il savait démolir tes arguments sans que tu le prennes
mal », raconte un militant de longue date.
Cliff polémiquait peu publiquement avec d’autres
courants révolutionnaires. Cependant, il y eut un débat avec Ernest Mandel de
la Quatrième Internationale en 1970.
A un autre moment il répondait à un militant de l’organisation
française Lutte Ouvrière : « Je comprends votre position sur l’URSS,
et je ne suis pas d’accord. Je ne comprends pas votre position sur les pays de
l’Europe de l’Est, mais je suis d’accord. » En effet, à cette époque,
Lutte Ouvrière, tout en défendant la théorie ‘orthodoxe’ de l’Etat ouvrier dans
le cas de l’URSS, soulignait que les pays d’Europe de l’Est n’avaient rien de
socialiste, mais ne proposait pas d’analyse alternative. En règle générale
pourtant, la position de Cliff était que tant que nous n’avons pas de
véritables partis révolutionnaires de masse dans quelques pays, il n’est pas
intéressant de passer beaucoup de temps à débattre entre petits partis.
Des erreurs et des défauts
Les seuls révolutionnaires qui ne commettent pas d’erreurs sont ceux qui ne
s’engagent pas dans l’action. Cependant, Birchall tente de caractériser les
erreurs de Cliff de façon à aider le lecteur militant à tirer des leçons. Cliff
avait les défauts de ses mérites. Il était le premier à voir du potentiel dans
une situation difficile, et de défendre l’importance de l’audace et de
l’initiative individuelle des camarades. « Dans un parti révolutionnaire,
il n’y a pas de base », disait-il, car « chaque camarade doit
diriger, doit prendre l’initiative ». Mais l’impatience qui lui a
permis d’avancer lui jouait parfois des tours. Exagérer le potentiel d’une
situation peut mener à un volontarisme extrême. Il n’était pas toujours un bon
juge de caractère – Birchall donne des exemples où Cliff, impatient, veut
promouvoir de jeunes camarades à des responsabilités bien au-delà de leurs
compétences.
Un aspect de l’influence de Cliff que Birchall, se
concentrant sur l’Angleterre, ne traite pas, mais qui nous concerne
indirectement en France, est son intervention dans les groupes de l’International
Socialist Tendency (IST) dans différents pays à la fin des années 1990. Convaincu
que les directions établies des organisations de l’IST à travers le monde
étaient devenues trop conservatrices face au potentiel immense d’une nouvelle
situation, Cliff, comme cela fut souvent le cas, a « tordu le bâton »
dans l’autre sens. Il intervint personnellement pour encourager une série de
scissions, afin, pensait-il, de permettre à une nouvelle génération de prendre
son envol. A cette époque, il décrivait
la période comme « les années trente au ralenti », formulation vague
mais qui suggérait d’immenses luttes pour le pouvoir dans quelques années.
Le résultat de ses interventions fut très largement
négatif, voire désastreux. En Belgique, la tendance disparut complètement, et en
France où elle était représentée par une organisation d’une centaine de
membres, Socialisme International, elle fut presque mortellement touchée. Des
organisations moins fragiles en Turquie et en Australie réussirent à se
reconstruire seulement après avoir été exclues de droit ou de fait de la
tendance internationale dirigée effectivement par le SWP. Aux Etats-Unis, l’International
Socialist Organization (ISO) en fut exclue et le SWP a décidé de soutenir une
petite scission, Left Turn, qui lui-même quitta la tendance en la dénonçant
deux ans plus tard. L’ISO est restée l’organisation de la gauche
révolutionnaire la plus importante et la plus dynamique aux Etats-Unis, sans
avoir besoin du soutien du SWP. Il y avait de quoi nourrir les blogs des
anti-trotskystes du monde entier, tellement l’épisode était pathétique. En
Allemagne, la politique de Cliff a eu des effets positifs dans un premier temps,
mais quand la nouvelle organisation a rencontré de graves problèmes elle fut
effectivement sauvée grâce à l’intervention d’une partie de la direction
historique qui avait été marginalisée. Comme parfois en Grande-Bretagne, où
cependant son organisation avait une solide implantation et ne fut affectée
qu’aux marges, son impatience et sa capacité de toujours imaginer de façon très
vive la possibilité de progrès rapide n’ont pas – à une époque où Cliff était
vieillissant – aidé à la construction de l’IST.
Ceux qui liront cette biographie verront que Cliff
n’avait pas peur du stéréotype du militant qui ne pense qu’à la révolution. Il
ne s’intéressait ni à la musique ni à la culture et était incapable de faire de
la conversation sur tout et rien – même s’il était beaucoup plus tolérant
envers ses camarades qu’envers lui-même. La seule exception à son obsession furent
ses enfants, pour qui il était un père « grognon mais très aimant ».
Conclusions
Les biographies de militants trotskystes sont rares
(les autobiographies plus courantes). Celles qui existent ont une forte
tendance à idéaliser leur sujet. Le livre de Birchall est d’une grande qualité en
ce qu’il n’évite pas de parler non seulement des erreurs d’analyse ou de
tactique qu’a pu commettre Cliff, mais aussi de ses défauts. Mais l’auteur
trouve dans Cliff un authentique dirigeant marxiste qui a réactualisé la
théorie et la pratique révolutionnaire d’une manière très riche, et dont on
peut beaucoup apprendre.
La gauche britannique se rappelle de Cliff comme étant le dirigeant trotskyste
le plus mal habillé et coiffé de l’histoire, mais aussi comme dévoué corps et
âme à la prise de pouvoir des travailleurs. Il était d’un dynamisme souriant et
lourd. Le mot « inoubliable » est peut-être celui qu’on trouve le
plus souvent dans la bouche de ceux qui parlent de Cliff. En même temps, il
n’est pas difficile de trouver des militants pour dire que là où un Tony Cliff
est un atout spectaculaire pour la construction d’un parti révolutionnaire, une
organisation avec plusieurs Tony Cliff serait devenue vite ingérable !
C’est ce qui ressort de cette biographie fascinante
qu’il faut espérer voir paraître en français. Laissons le dernier mot à Cliff :
“On n’arrête pas de me demander pourquoi je souris tout le temps ! C’est parce
que la classe ouvrière est un facteur permanent sous le capitalisme. Le
capitalisme produit son propre fossoyeur”
John Mullen est militant du NPA à Montreuil. Il était rédacteur en chef de la
revue Socialisme International de
2002 à 2008.
Remerciements à Colin Falconer
Une sélection des œuvres de Cliff en français est disponible ici http://www.marxists.org/francais/cliff/index.htm
[Quelques coquilles corrigées après publication
initiale]