Critique de livre
Histoire
de l'extrême gauche trotskiste de 1929 à nos jours
- Frédéric Charpier
Editions 1, 2002 - 400 pages, 22€
Un journaliste collaborateur de Karl Zéro, Frédéric
Charpier, a voulu esquisser dans ce livre une histoire de l'extrême gauche
trotskiste en France, l'histoire de ceux qui ont refusé et refusent à la fois
le capitalisme et l'ancien système soviétique dictatorial.
Car, si aujourd'hui contester la dictature du profit
redevient peu à peu courant, les trotskistes sont ceux qui, en plein boom
économique dans les années 1950 et 1960, combattent les crimes du système
(guerres de Vietnam ou d'Algérie…) mais refusent non seulement de croire au
mythe des "trente glorieuses ", mais aussi d’attendre la crise qui
vient.
Le trotskisme est revenu dans les librairies par le
biais du passé anecdotique revisité de Lionel Jospin. Bien sûr, l'idée selon
laquelle il aurait pu être un révolutionnaire secret au sein de la direction du
PS est un travesti absolu des idées de Trotsky. Pour Trotsky, la voie vers le
changement révolutionnaire passait par l'éducation et l'auto-organisation de
millions de travailleurs, et non pas par des magouilles secrètes de
"sous-marins" dans les comités du Parti socialiste.
Le livre de Charpier réunit les avantages et les inconvénients d'un livre de
journaliste. Bien écrit et facile d'accès pour ceux qui ignorent tout de ses
figures comme Raptis, Moreno ou Molinier. Mais le respect que l'auteur porte
pour les militants s’accompagne de raccourcis journalistiques énervants. Tout
comité comportant trois membres doit être une "troïka", n'importe
quel courant au sein d 'une organisation trotskiste peut être qualifié de
"clique" et ainsi de suite. Néanmoins, ce livre nous décrit une
histoire fascinante et pleine d'enseignements.
Pendant toute l'histoire du trotskisme en France, les trotskistes ont été
ultra-minoritaires, ne dépassant jamais les quelques milliers, voire se
comptant souvent par centaines. L'immense influence du PCF dans le mouvement
syndical et dans la gauche les a de fait empêché d'aller plus loin. La
direction du parti communiste a ainsi utilisé de nombreux moyens pour isoler
les militants, au moyen de la diffamation, en passant par la violence physique,
voire l'assassinat.
Mais ces quelques milliers de personnes ont eu une influence clé dans
d'innombrables mouvements radicaux.
Avant la deuxième guerre, ils combattent pour la
vérité sur les procès de Moscou, le mécanisme par lequel Staline a pu liquider
physiquement toute une génération entière de révolutionnaires russes
exemplaires (et souvent leurs enfants et leurs petits-enfants). Ils prônent
l'unité de la gauche contre le fascisme, au moment où la position officielle du
PCF (dite de la "troisième période") ne distingue pas les partis
sociaux-démocrates des partis fascistes. En Allemagne, cette attitude des
partis communistes a permis la prise de pouvoir de Hitler.
Au cours d’une telle période si intense, les débats à
l'intérieur du trotskisme n’en sont pas moins féconds. Pour sortir de leur
isolement, ils décident d'adhérer à la SFIO (ancêtre du PS), sans rien
abandonner de leur critique révolutionnaire envers la direction de ce parti.
Peu d'années après ils en ressortent, mais ces tournants tactiques laissent de
côté beaucoup de camarades, synonymes aussi d’un afflux d’abandons.
Pendant l'occupation nazie, les militants trotskistes
sont prêts à risquer leur vie pour publier un journal en allemand "Arbeiter
und Soldat" qui défend l'unité des travailleurs contre le fascisme,
affirmant que les bombardements de masse, ayant détruit Dresde ou Hambourg et
tué des centaines de milliers de civils, ne sont pas la réponse au fascisme.
Mais, attachés aux principes révolutionnaires et
refusant l'idéologie patriotique de la reconstruction, les trotskistes sortent
des années 1940 tout aussi isolés qu'au début. Le PCF continue de les traiter
"d'agents de la Gestapo" et d'attaquer certaines de leurs réunions,
barres de fer en main.
Après-guerre, durant le boom économique et la guerre
froide, alors toute la gauche quasiment soutient la dictature soviétique, les
trotskistes entreprennent un travail qui allie une réflexion théorique - sur la
nature du stalinisme, sur les nouvelles évolutions de l'impérialisme - et une
implication dans les grèves (à Boulogne-Billancourt en 1944 par exemple) ainsi
que dans les mouvements d'opposition à la guerre d'Algérie.
La guerre de Corée apporte ses millions de morts, et
les trotskistes restent en première ligne pour s'y opposer. Mais le boom, et le
manque de perspectives révolutionnaires immédiates mènent à une crise chez eux.
Certains en viennent à croire que la dictature soviétique peut être une force
progressiste sur la scène mondiale ou que, devant l’imminence de la révolution,
il faut entrer quasi-clandestinement dans les grands partis de gauche et gagner
des positions d'influence. Tout cela reste vraiment éloigné de l'idée
originelle du marxisme, selon laquelle "l'émancipation des travailleurs ne
peut être que l'œuvre des travailleurs eux-mêmes." En effet, isolés et
désorientés, la tentation de chercher des raccourcis s'avère très forte.
Dans les années 1960 et 1970, le raccourci adopté est
celui de la guérilla. En l'absence de soulèvements ouvriers, les Che Guevara et
autres suivent une stratégie où un petit nombre de révolutionnaires déterminés
est censé remplacer la classe ouvrière comme moteur de la révolution
socialiste. La LCR suit longtemps cette tactique. Après le coup d'Etat au Chili
en 1973, sa direction discute même du projet d'un kidnapping de l'ambassadeur
du Chili à Paris.
Dans les années 1960, la Ligue Communiste initie à la
base des comités d'appelés défendant les intérêts des soldats de base, et
instaure aussi un réseau d'éducation politique. Ils éditent de nombreux
journaux clandestins dans l'armée.
Une remontée relative de l'extrême droite dans les années 1970 amène les
trotskistes, à partir d'une analyse catastrophiste de la crise, à concentrer
leurs moyens sur l'organisation de petits groupes capables d'attaquer
physiquement les fascistes. L'organisation politique plus large pâtit de cette
orientation substitutionniste. En 1973, le gouvernement en profite pour
interdire la Ligue Communiste.
Plus tard, la victoire de Mitterrand en 1981 va
encourager une partie des militants trotskistes à quitter l'organisation
révolutionnaire pour rejoindre les rangs du Parti socialiste, semés illusions
sur la capacité de la gauche à changer la société. Lors des deux décennies, des
pertes régulières de militants se succèdent au sein de la LCR, se tournant soit
vers le PS soit vers l'inactivité.
C'est avec les luttes antifascistes des années 1990,
et celles contre la mondialisation libérale aujourd'hui, qu’une nouvelle
période voit les forces trotskistes commencer à reprendre du poil de la bête,
pour devenir en 2002 une force électorale importante, faute d'être une force
militante de taille.
Je n'ai fait ici qu'esquisser quelques points clés. Le
livre de Charpier analyse précisément les trois grands courants trotskistes
(LCR, LO, PT).
Malgré toutes les erreurs et les bizarreries qui sont
le destin de tout mouvement révolutionnaire isolé des masses, les mouvements
trotskistes en France ont eu le mérite de garder vivante pendant plus de 70 ans
l'idée qu'une société contrôlée par les travailleurs est possible, et que nous
n'avons pas à choisir entre la barbarie du capitalisme occidental et celle des
bureaucraties des pays de l’Est.
Leur faiblesse face à la bureaucratie soviétique, dans
leur analyse de la nature du régime, a conduit à de nombreuses erreurs
politiques et théoriques. Affirmer que l’URSS reste un " Etat ouvrier
dégénéré "au lendemain de la seconde guerre mondiale reste encore moins
pertinent que dans les années 30. Staline et les bureaucrates ont édifié non
pas le socialisme mais le capitalisme d’Etat russe,
en concurrence avec le capitalisme occidental.
Aujourd'hui, quand la montée de la contestation ne
semble pas pour l'instant accompagnée par une vision claire d'une société alternative,
nous avons besoin de prendre le meilleur de la tradition trotskiste pour aller
de l'avant.
John Mullen
A lire pour une analyse plus profonde
Les trotskysmes par Daniel Bensaïd, Collection
Que-sais-je ? N°3629
[Article de 2002, archivé ici; Quelques coquilles corrigées après
publication initiale]