samedi 8 mai 2021

Critique de livre Histoire de l'extrême gauche trotskiste de 1929 à nos jours - Frédéric Charpier

 

Critique de livre

Histoire de l'extrême gauche trotskiste de 1929 à nos jours - Frédéric Charpier

Editions 1, 2002 - 400 pages, 22€

Un journaliste collaborateur de Karl Zéro, Frédéric Charpier, a voulu esquisser dans ce livre une histoire de l'extrême gauche trotskiste en France, l'histoire de ceux qui ont refusé et refusent à la fois le capitalisme et l'ancien système soviétique dictatorial.

Car, si aujourd'hui contester la dictature du profit redevient peu à peu courant, les trotskistes sont ceux qui, en plein boom économique dans les années 1950 et 1960, combattent les crimes du système (guerres de Vietnam ou d'Algérie…) mais refusent non seulement de croire au mythe des "trente glorieuses ", mais aussi d’attendre la crise qui vient.

Le trotskisme est revenu dans les librairies par le biais du passé anecdotique revisité de Lionel Jospin. Bien sûr, l'idée selon laquelle il aurait pu être un révolutionnaire secret au sein de la direction du PS est un travesti absolu des idées de Trotsky. Pour Trotsky, la voie vers le changement révolutionnaire passait par l'éducation et l'auto-organisation de millions de travailleurs, et non pas par des magouilles secrètes de "sous-marins" dans les comités du Parti socialiste.
Le livre de Charpier réunit les avantages et les inconvénients d'un livre de journaliste. Bien écrit et facile d'accès pour ceux qui ignorent tout de ses figures comme Raptis, Moreno ou Molinier. Mais le respect que l'auteur porte pour les militants s’accompagne de raccourcis journalistiques énervants. Tout comité comportant trois membres doit être une "troïka", n'importe quel courant au sein d 'une organisation trotskiste peut être qualifié de "clique" et ainsi de suite. Néanmoins, ce livre nous décrit une histoire fascinante et pleine d'enseignements.
Pendant toute l'histoire du trotskisme en France, les trotskistes ont été ultra-minoritaires, ne dépassant jamais les quelques milliers, voire se comptant souvent par centaines. L'immense influence du PCF dans le mouvement syndical et dans la gauche les a de fait empêché d'aller plus loin. La direction du parti communiste a ainsi utilisé de nombreux moyens pour isoler les militants, au moyen de la diffamation, en passant par la violence physique, voire l'assassinat.
Mais ces quelques milliers de personnes ont eu une influence clé dans d'innombrables mouvements radicaux.

Avant la deuxième guerre, ils combattent pour la vérité sur les procès de Moscou, le mécanisme par lequel Staline a pu liquider physiquement toute une génération entière de révolutionnaires russes exemplaires (et souvent leurs enfants et leurs petits-enfants). Ils prônent l'unité de la gauche contre le fascisme, au moment où la position officielle du PCF (dite de la "troisième période") ne distingue pas les partis sociaux-démocrates des partis fascistes. En Allemagne, cette attitude des partis communistes a permis la prise de pouvoir de Hitler.

Au cours d’une telle période si intense, les débats à l'intérieur du trotskisme n’en sont pas moins féconds. Pour sortir de leur isolement, ils décident d'adhérer à la SFIO (ancêtre du PS), sans rien abandonner de leur critique révolutionnaire envers la direction de ce parti. Peu d'années après ils en ressortent, mais ces tournants tactiques laissent de côté beaucoup de camarades, synonymes aussi d’un afflux d’abandons.

Pendant l'occupation nazie, les militants trotskistes sont prêts à risquer leur vie pour publier un journal en allemand "Arbeiter und Soldat" qui défend l'unité des travailleurs contre le fascisme, affirmant que les bombardements de masse, ayant détruit Dresde ou Hambourg et tué des centaines de milliers de civils, ne sont pas la réponse au fascisme.

Mais, attachés aux principes révolutionnaires et refusant l'idéologie patriotique de la reconstruction, les trotskistes sortent des années 1940 tout aussi isolés qu'au début. Le PCF continue de les traiter "d'agents de la Gestapo" et d'attaquer certaines de leurs réunions, barres de fer en main.

Après-guerre, durant le boom économique et la guerre froide, alors toute la gauche quasiment soutient la dictature soviétique, les trotskistes entreprennent un travail qui allie une réflexion théorique - sur la nature du stalinisme, sur les nouvelles évolutions de l'impérialisme - et une implication dans les grèves (à Boulogne-Billancourt en 1944 par exemple) ainsi que dans les mouvements d'opposition à la guerre d'Algérie.

La guerre de Corée apporte ses millions de morts, et les trotskistes restent en première ligne pour s'y opposer. Mais le boom, et le manque de perspectives révolutionnaires immédiates mènent à une crise chez eux. Certains en viennent à croire que la dictature soviétique peut être une force progressiste sur la scène mondiale ou que, devant l’imminence de la révolution, il faut entrer quasi-clandestinement dans les grands partis de gauche et gagner des positions d'influence. Tout cela reste vraiment éloigné de l'idée originelle du marxisme, selon laquelle "l'émancipation des travailleurs ne peut être que l'œuvre des travailleurs eux-mêmes." En effet, isolés et désorientés, la tentation de chercher des raccourcis s'avère très forte.

Dans les années 1960 et 1970, le raccourci adopté est celui de la guérilla. En l'absence de soulèvements ouvriers, les Che Guevara et autres suivent une stratégie où un petit nombre de révolutionnaires déterminés est censé remplacer la classe ouvrière comme moteur de la révolution socialiste. La LCR suit longtemps cette tactique. Après le coup d'Etat au Chili en 1973, sa direction discute même du projet d'un kidnapping de l'ambassadeur du Chili à Paris.

Dans les années 1960, la Ligue Communiste initie à la base des comités d'appelés défendant les intérêts des soldats de base, et instaure aussi un réseau d'éducation politique. Ils éditent de nombreux journaux clandestins dans l'armée.
Une remontée relative de l'extrême droite dans les années 1970 amène les trotskistes, à partir d'une analyse catastrophiste de la crise, à concentrer leurs moyens sur l'organisation de petits groupes capables d'attaquer physiquement les fascistes. L'organisation politique plus large pâtit de cette orientation substitutionniste. En 1973, le gouvernement en profite pour interdire la Ligue Communiste.

Plus tard, la victoire de Mitterrand en 1981 va encourager une partie des militants trotskistes à quitter l'organisation révolutionnaire pour rejoindre les rangs du Parti socialiste, semés illusions sur la capacité de la gauche à changer la société. Lors des deux décennies, des pertes régulières de militants se succèdent au sein de la LCR, se tournant soit vers le PS soit vers l'inactivité.

C'est avec les luttes antifascistes des années 1990, et celles contre la mondialisation libérale aujourd'hui, qu’une nouvelle période voit les forces trotskistes commencer à reprendre du poil de la bête, pour devenir en 2002 une force électorale importante, faute d'être une force militante de taille.

Je n'ai fait ici qu'esquisser quelques points clés. Le livre de Charpier analyse précisément les trois grands courants trotskistes (LCR, LO, PT).

Malgré toutes les erreurs et les bizarreries qui sont le destin de tout mouvement révolutionnaire isolé des masses, les mouvements trotskistes en France ont eu le mérite de garder vivante pendant plus de 70 ans l'idée qu'une société contrôlée par les travailleurs est possible, et que nous n'avons pas à choisir entre la barbarie du capitalisme occidental et celle des bureaucraties des pays de l’Est.

Leur faiblesse face à la bureaucratie soviétique, dans leur analyse de la nature du régime, a conduit à de nombreuses erreurs politiques et théoriques. Affirmer que l’URSS reste un " Etat ouvrier dégénéré "au lendemain de la seconde guerre mondiale reste encore moins pertinent que dans les années 30. Staline et les bureaucrates ont édifié non pas le socialisme mais le capitalisme d’Etat russe, en concurrence avec le capitalisme occidental.

Aujourd'hui, quand la montée de la contestation ne semble pas pour l'instant accompagnée par une vision claire d'une société alternative, nous avons besoin de prendre le meilleur de la tradition trotskiste pour aller de l'avant.

John Mullen

A lire pour une analyse plus profonde

Les trotskysmes par Daniel Bensaïd, Collection Que-sais-je ? N°3629

[Article de 2002, archivé ici; Quelques coquilles corrigées après publication initiale]