dimanche 16 mai 2021

Critique de livre: Trotskysme La traversée du désert s’achève

 

Livres

Trotskysme

La traversée du désert s’achève

Les trotskismes de Daniel Bensaïd, collection Que sais-je, P.U.F., 2002

[Article de 2002, archivé ici]

Quand au premier tour des présidentielles, plus de dix pour cent des gens ont voté pour des trotskistes, il est surprenant de voir à quel point les journaux montrent une ignorance complète au sujet de ces courants, réduits au mieux à des bandes de doux rêveurs, au pire à des sectes de fanatiques. Le livre de Bensaïd, qui retrace de façon sobre et concise l'histoire du trotskisme depuis ses origines répond à un besoin réel.

Bensaïd n'est pas un observateur extérieur, mais un dirigeant de longue date de la LCR. Ceci lui permet d'expliquer les grandes étapes et les grands débats du point de vue de quelqu'un qui partage les objectifs du mouvement - une nouvelle société où le profit ne règne plus et où les travailleurs ont le pouvoir.

Pendant toute son histoire, le trotskisme est resté marginal au sein du mouvement ouvrier pour des raisons qui ne lui sont pas, au fond, imputables. C'est la destruction de la révolution russe par Staline, la domination massive des syndicats par le stalinisme et la social-démocratie qui ne permettaient guère aux trotskistes de gagner un soutien de masse. Dans les années d'après guerre, la guerre froide poussa l'essentiel de la gauche à choisir entre un soutien peu critique de l'URSS et de son impérialisme et un soutien de l'impérialisme américain. Il restait peu d'espace pour ceux qui s'opposaient aux deux.

Mais ils ont payé un prix lourd pour leur isolement et leur marginalité. S'ils ont voulu prendre à bras le corps les grands problèmes de stratégie du mouvement ouvrier, leur petite taille n'a souvent pas permis de tester ces stratégies à une échelle de masse, et bien des scissions et des abandons ont été produits par la frustration et la confusion résultantes.

Si Bensaïd donne le titre « les trotskismes » à son livre, c'est pour reconnaître que le mouvement n'a pas su garder une homogénéité, même relative, de théorie ni de pratique. Il a souvent préféré scissionner pour tester chacun de son côté ses positions plutôt que de rester uni mais paralysé par des divergences importantes. Des scissions sont survenues surtout face à des désaccords sur l'Union soviétique (un nouveau type de société capitaliste ? Ou un socialisme dégénéré mais progressiste en comparaison avec le capitalisme occidental ?) sur les meilleurs moyens de travailler avec de larges couches de la classe ouvrière (fallait-il dans certaines périodes rejoindre les partis de masse comme le PS pour être moins isolés?) et sur la question des agents du renversement du capitalisme (une armée guérilla ou paysanne pouvait-elle instaurer une société socialiste si la classe ouvrière dans un pays donné était trop petite ou trop conservatrice?)

Selon Bensaïd, la base du trotskisme lors de la contre-révolution stalinienne se caractérise par trois grands axes. D'abord la défense de la révolution internationale face à la perspective stalinienne de « socialisme dans un seul pays », donc aussi le refus de subordonner les intérêts des travailleurs aux besoins diplomatiques de l'Etat russe (ce que fera Staline de la façon la plus spectaculaire quand il signera un accord avec Hitler pour partager la Pologne).

Deuxièmement, entreprendre un travail de masse qui permet de mobiliser les travailleurs et les opprimés le plus largement possible, que ce soit contre le fascisme, ou pour des revendications partielles (salaires, conditions de travail…). En particulier, les trotskistes voulurent populariser des revendications radicales (des salaires indexés sur l'inflation, l'ouverture des comptes des entreprises …) qui devaient permettre à de grandes masses de travailleurs de remettre en cause le système capitaliste en commençant par le concret. Comme écrit Bensaïd « [une] problématique de ‘mots d'ordre transitoires’ dépasse les antinomies stériles entre un réformisme gradualiste qui croit pouvoir changer la société sans la révolutionner, et un fétichisme du grand soir qui réduit la révolution à son moment paroxystique au détriment du patient travail d'organisation et d'éducation ».

Cet axe distinguait les trotskistes des partis communistes qui oscillaient entre sectarisme (aucun travail commun avec d'autres forces à gauche, voire assimilation de toutes les autres forces au fascisme) et collaboration de classe (s'unir avec le patronat pour rendre l'économie française concurrentielle, comme lors de la "bataille pour la production" dans les années 1950, ou la campagne « Produisons français ! » dans les années 1980.

Troisièmement, les trotskistes devaient s'opposer à la conception stalinienne du parti monolithique. Ils ont défendu le besoin d'un débat politique permanent au sein du parti, pour permettre à l'organisation de profiter de toutes les expériences des membres. Toutes les organisations trotskistes n’ont pas suivi ce principe, mais dans l'ensemble les mouvements trotskistes ont en leur sein des débats bien plus riches que les autres organisations politiques ou que les milieux universitaires des sciences sociales.

Ces trois axes ne constituaient pas seulement des positionnements théoriques radicalement opposés aux partis communistes. Les trotskistes se sont employés à les mettre en pratique, même si souvent à une échelle anecdotique, au sein d'innombrables luttes contre différents aspects de la dictature du profit.

Bensaïd n'a pas peur de décrire les nombreuses erreurs qu'ont fait les mouvements trotskistes, y compris sa propre organisation, la LCR. Mais il minimise souvent la portée de ces erreurs. La triste réalité, c'est que certaines erreurs - comme les illusions dans le gouvernement sandiniste du Nicaragua, ou la foi dans la tactique de la guérilla - ont démoralisé des générations entières de jeunes militants révolutionnaires, rendant d'autant plus ardu le travail de la génération suivante.

Bensaïd conclut son livre avec les mots suivants « un certain trotskisme, ou un certain esprit des trotskismes, n'est pas dépassé. Son héritage sans mode d'emploi est sans doute insuffisant, mais non moins nécessaire pour défaire l'amalgame entre stalinisme et communisme, libérer les vivants du poids des morts, et tourner la page des désillusions. »

Je trouve que là, il est modeste pour le trotskisme. Les trotskistes sont ceux qui ont gardé vivante la flamme de la révolution contre le plus grand mensonge du vingtième siècle, qui voulait que la dictature soviétique représente le seul avenir d'une volonté de renverser le capitalisme. Maintenant que le stalinisme s'est effondré de lui-même, d'abord comme idéologie d'Etat, puis comme parti dominant des travailleurs les plus combatifs, l'espace potentiel pour les idées révolutionnaires, les idées de Trotsky, s'est démultipliée. La très longue traversée du désert des révolutionnaires en France (et ailleurs) est en train, lentement, de s'achever.

John Mullen

Les trotskismes de Daniel Bensaïd, collection Que sais-je, P.U.F., 2002
 
 

Point web

On trouve énormément des œuvres de Trotsky sur l'internet. Si vous connaissez peu Trotsky, commencer par Ma Vie, que vous trouverez en français au http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/mavie/mv00.htm


[Quelques coquilles corrigées après publication initiale]