Livres
Trotskysme
La traversée du
désert s’achève
Les trotskismes de Daniel
Bensaïd, collection Que sais-je, P.U.F., 2002
[Article de 2002, archivé ici]
Quand au premier tour des présidentielles, plus de dix
pour cent des gens ont voté pour des trotskistes, il est surprenant de voir à
quel point les journaux montrent une ignorance complète au sujet de ces
courants, réduits au mieux à des bandes de doux rêveurs, au pire à des sectes
de fanatiques. Le livre de Bensaïd, qui retrace de façon sobre et concise
l'histoire du trotskisme depuis ses origines répond à un besoin réel.
Bensaïd n'est pas un observateur extérieur, mais un
dirigeant de longue date de la LCR. Ceci lui permet d'expliquer les grandes
étapes et les grands débats du point de vue de quelqu'un qui partage les
objectifs du mouvement - une nouvelle société où le profit ne règne plus et où
les travailleurs ont le pouvoir.
Pendant toute son histoire, le trotskisme est resté
marginal au sein du mouvement ouvrier pour des raisons qui ne lui sont pas, au
fond, imputables. C'est la destruction de la révolution russe par Staline, la
domination massive des syndicats par le stalinisme et la social-démocratie qui
ne permettaient guère aux trotskistes de gagner un soutien de masse. Dans les
années d'après guerre, la guerre froide poussa l'essentiel de la gauche à
choisir entre un soutien peu critique de l'URSS et de son impérialisme et un
soutien de l'impérialisme américain. Il restait peu d'espace pour ceux qui
s'opposaient aux deux.
Mais ils ont payé un prix lourd pour leur isolement et
leur marginalité. S'ils ont voulu prendre à bras le corps les grands problèmes
de stratégie du mouvement ouvrier, leur petite taille n'a souvent pas permis de
tester ces stratégies à une échelle de masse, et bien des scissions et des
abandons ont été produits par la frustration et la confusion résultantes.
Si Bensaïd donne le titre « les trotskismes »
à son livre, c'est pour reconnaître que le mouvement n'a pas su garder une
homogénéité, même relative, de théorie ni de pratique. Il a souvent préféré
scissionner pour tester chacun de son côté ses positions plutôt que de rester
uni mais paralysé par des divergences importantes. Des scissions sont survenues
surtout face à des désaccords sur l'Union soviétique (un nouveau type de
société capitaliste ? Ou un socialisme dégénéré mais progressiste en comparaison
avec le capitalisme occidental ?) sur les meilleurs moyens de travailler avec
de larges couches de la classe ouvrière (fallait-il dans certaines périodes
rejoindre les partis de masse comme le PS pour être moins isolés?) et sur la
question des agents du renversement du capitalisme (une armée guérilla ou
paysanne pouvait-elle instaurer une société socialiste si la classe ouvrière
dans un pays donné était trop petite ou trop conservatrice?)
Selon Bensaïd, la base du trotskisme lors de la
contre-révolution stalinienne se caractérise par trois grands axes. D'abord la
défense de la révolution internationale face à la perspective stalinienne de « socialisme
dans un seul pays », donc aussi le refus de subordonner les intérêts des
travailleurs aux besoins diplomatiques de l'Etat russe (ce que fera Staline de
la façon la plus spectaculaire quand il signera un accord avec Hitler pour
partager la Pologne).
Deuxièmement, entreprendre un travail de masse qui
permet de mobiliser les travailleurs et les opprimés le plus largement
possible, que ce soit contre le fascisme, ou pour des revendications partielles
(salaires, conditions de travail…). En particulier, les trotskistes voulurent
populariser des revendications radicales (des salaires indexés sur l'inflation,
l'ouverture des comptes des entreprises …) qui devaient permettre à de grandes
masses de travailleurs de remettre en cause le système capitaliste en
commençant par le concret. Comme écrit Bensaïd « [une] problématique de ‘mots
d'ordre transitoires’ dépasse les antinomies stériles entre un réformisme
gradualiste qui croit pouvoir changer la société sans la révolutionner, et un
fétichisme du grand soir qui réduit la révolution à son moment paroxystique au
détriment du patient travail d'organisation et d'éducation ».
Cet axe distinguait les trotskistes des partis
communistes qui oscillaient entre sectarisme (aucun travail commun avec
d'autres forces à gauche, voire assimilation de toutes les autres forces au
fascisme) et collaboration de classe (s'unir avec le patronat pour rendre
l'économie française concurrentielle, comme lors de la "bataille pour la
production" dans les années 1950, ou la campagne « Produisons
français ! » dans les années 1980.
Troisièmement, les trotskistes devaient s'opposer à la
conception stalinienne du parti monolithique. Ils ont défendu le besoin d'un
débat politique permanent au sein du parti, pour permettre à l'organisation de
profiter de toutes les expériences des membres. Toutes les organisations
trotskistes n’ont pas suivi ce principe, mais dans l'ensemble les mouvements
trotskistes ont en leur sein des débats bien plus riches que les autres
organisations politiques ou que les milieux universitaires des sciences
sociales.
Ces trois axes ne constituaient pas seulement des
positionnements théoriques radicalement opposés aux partis communistes. Les
trotskistes se sont employés à les mettre en pratique, même si souvent à une
échelle anecdotique, au sein d'innombrables luttes contre différents aspects de
la dictature du profit.
Bensaïd n'a pas peur de décrire les nombreuses erreurs
qu'ont fait les mouvements trotskistes, y compris sa propre organisation, la
LCR. Mais il minimise souvent la portée de ces erreurs. La triste réalité,
c'est que certaines erreurs - comme les illusions dans le gouvernement sandiniste
du Nicaragua, ou la foi dans la tactique de la guérilla - ont démoralisé des
générations entières de jeunes militants révolutionnaires, rendant d'autant
plus ardu le travail de la génération suivante.
Bensaïd conclut son livre avec les mots suivants « un
certain trotskisme, ou un certain esprit des trotskismes, n'est pas dépassé.
Son héritage sans mode d'emploi est sans doute insuffisant, mais non moins
nécessaire pour défaire l'amalgame entre stalinisme et communisme, libérer les
vivants du poids des morts, et tourner la page des désillusions. »
Je trouve que là, il est modeste pour le trotskisme.
Les trotskistes sont ceux qui ont gardé vivante la flamme de la révolution
contre le plus grand mensonge du vingtième siècle, qui voulait que la dictature
soviétique représente le seul avenir d'une volonté de renverser le capitalisme.
Maintenant que le stalinisme s'est effondré de lui-même, d'abord comme
idéologie d'Etat, puis comme parti dominant des travailleurs les plus
combatifs, l'espace potentiel pour les idées révolutionnaires, les idées de
Trotsky, s'est démultipliée. La très longue traversée du désert des
révolutionnaires en France (et ailleurs) est en train, lentement, de s'achever.
John Mullen
Les trotskismes de Daniel
Bensaïd, collection Que sais-je, P.U.F., 2002
Point web
On trouve énormément des œuvres de Trotsky sur
l'internet. Si vous connaissez peu Trotsky, commencer par Ma Vie, que vous
trouverez en français au http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/mavie/mv00.htm
[Quelques coquilles corrigées après publication initiale]